Rentrée 1963

Au lycée Victor Hugo de Marseille, tout près de la gare Saint Charles, Jean Louis entrait en classe de première « moderne ». Lorsqu’il allait entrer en sixième, ce garçon avait eu le choix entre la filière « Moderne », où « l’on ne faisait pas de latin », et la filière « Classique », où l’on en faisait. Ses parents, d’un milieu ouvrier modeste, ravis que leur fils unique atteigne l’enseignement secondaire, lui avaient conseillé de choisir la filière moderne parce que la charge de travail devait certainement y être plus légère.

Mais les années de lycée avaient passé, et Jean-Louis semblait avoir une nette préférence pour le français. En classe de troisième, puis de seconde, il avait même décroché le premier prix de français.

Côté maths, c’était autre chose : il devait se contenter d’être entre la quinzième et la vingtième place des classements, dans des classes de trente-cinq élèves. Mais comme il avait de bonnes notes en physique-chimie, en anglais, en italien, en sciences-nat’, en histoire-géo, en musique et en dessin, cela faisait oublier la pâleur de ses résultats en maths et surtout en gym’…

Et l’année de première, où se profilaient déjà la première puis la seconde partie du « bachot », était arrivée. Ainsi que le premier contact de Jean-Louis avec son nouveau prof de maths, un certain Monsieur Soriano. Le bonhomme, qui avait la cinquantaine, n’avait pas l’air très commode. De petite taille, le front largement dégarni, il était affligé d’une forte claudication (radio-couloir laissait entendre qu’il avait été blessé à la guerre, vingt ans plus tôt…) De plus, Monsieur Soriano était le seul des profs de maths du lycée à être en blouse blanche, tenue qui semblait réservée aux profs de science-nat’ et de dessin…

Le premier mois, octobre, avait été un véritable calvaire pour Jean-Louis en maths. Jusqu’ici, les profs qu’il avait eu dans cette matière fatidique, l’avaient laissé relativement sommeiller dans sa position moyenne, pour ne pas dire médiocre. Mais avec Monsieur Soriano, ce n’était plus la même chanson : des devoirs hebdomadaires, où les notes de Jean-Louis stagnaient entre cinq sur vingt et huit sur vingt. Des « interros » où c’était n’est pas mieux. Enfin, des passages au tableau sous l’œil goguenard de Monsieur Soriano, qui s’écriait, lors des hésitations de Jean-Louis ou de ses faux pas : « Ah ! ah ! Mon pauvre ami ! C’est lamentaaable ! » ne manquant pas de provoquer l’hilarité de la classe. Et le tic du prof, qui énervait Jean-Louis, de se frotter la main droite sur sa blouse blanche à tout bout de champ !

Le pauvre Jean-Louis s’était ouvert à ses parents de son mal-être en classe de maths. Ceux-ci avaient craint que le professeur n’en veuille personnellement à leur fils pour une raison inconnue, et avaient parlé d’aller le trouver pour lui demander de ménager leur pauvre petit garçon, qui dépassait déjà ses parents de la tête…

La maman de Jean-Louis, qui avait dû y réfléchir toute une nuit, avait proposé à son fils de recourir à des cours particuliers pour essayer de se remettre à niveau, son rejeton n’étant pas plus bête que cela. Ainsi, un jeune étudiant en licence étaient venus deux soirs par semaine aider Jean-Louis. Fin novembre, le remède avait déjà porté ses fruits : les notes en maths de Jean-Louis dépassaient dorénavant la moyenne, avec même un douze sur vingt lors d’un devoir hebdomadaire ! Les vacances de Noël arrivèrent, et le jour de la sortie, Jean-Louis avait eu la surprise que Monsieur Soriano lui demande de rester à la fin du cours. Et le professeur d’exprimer à son élève sa satisfaction de voir ses résultats s’améliorer, et de lui lire l’appréciation encourageante qu’il avait porté sur le bulletin trimestriel… Jean-Louis lui avait parlé des cours particuliers. Monsieur Soriano avait dit « c’est très bien, mais ça revient cher à vos parents. Je vous ai bien observé en classe, et je pense que vous avez pris conscience que c’est le surcroît d’attention et de travail que vous avez fourni qui donne ses résultats. Alors, continuez comme ça, et même, donnez un coup de collier supplémentaire, et n’hésitez surtout pas à me demander de l’aide s’il y a quelque chose que vous n’avez pas compris. Je suis là pour ça. Allez, bonnes vacances et « a l’an ché ven… ».

Le ton paternel qu’avait eu le professeur avait mis du baume au cœur de Jean-Louis. Il avait compris que c’était lui-même et lui seul qui détenait la clé du problème. A la fin du deuxième trimestre, Jean-Louis occupait la cinquième place du classement, et son troisième trimestre dans le peloton de tête de la classe lui avait tout naturellement ouvert l’accès en classe de terminale « Math-Elem ».

Jean-Louis se classa alors résolument dans la catégorie des matheux, peut-être même des polars… Et c’est avec cette orientation qu’il fit carrière.

Maintenant que Jean-Louis est retraité, son goût passé pour les lettres est revenu, et il se surprend à écrire…

Dans le catalogue de ses mauvais souvenirs, Monsieur Soriano et ses « Ah ! ah ! Mon pauvre ami ! C’est lamentaaable ! » figurent en bonne place, et Jean-Louis se promet d’ailleurs de coucher un jour cet épisode sur le papier…

Il pourra alors souligner qu’il a toujours apprécié avec reconnaissance la place que ce professeur mémorable a tenu dans sa vie.

Petite note explicative sur ce temps révolu :

-En ce temps-là, la rentrée des classes avait lieu le premier octobre…

-Dans un lycée, on pouvait faire toutes ses études primaires et secondaires : on entrait à six ans en classe de onzième, puis on passait en secondaire en classe de sixième.

-Les lycées n’étaient pas mixtes : il y avait des lycées de garçons et des lycées de filles.

-Les professeurs vouvoyaient leurs élèves.

-Il y avait une certaine rivalité entre les « classiques » réputés mieux réussir (carrières du droit, de l’enseignement) et les « modernes » (carrières « techniques », donc méprisables…)

-Les effectifs des classes des lycées étaient rarement inférieurs à trente-cinq. Il y avait un classement par matière, matérialisé par un bulletin de notes trimestriel adressé aux parents par la poste. Les notes étaient sur vingt. Chaque année, chaque élève était muni d’un carnet de correspondance (entre le lycée et les parents) où étaient consignées toutes les notes obtenues.

-A la fin des années scolaires avait lieu une distribution des prix, répartis en premier, second et troisième prix dans chaque matière. De plus, aux élèves atteignant dix-huit sur vingt de moyenne générale, il était remis un prix d’excellence. Ces prix étaient des livres.

-Les notes dans les matières (autres que dessin, et éducation physique) étaient attribuées grâce à des devoirs hebdomadaires à faire chez soi, des interrogations écrites, souvent surprises, appelées « interros », et des interrogations orales au tableau.

-Cours particuliers : ils pouvaient être donnés par des professeurs du lycée, ou par des « pions », étudiants employés au lycée pour des missions de surveillance, ou encore par des étudiants extérieurs au lycée.

-Les classes terminales étaient : la classe de « Philo » à dominante philosophie, langues et littérature, la classe de « Science-ex », à dominante sciences naturelles et un peu de maths, et la classe de « Math-Elem » à dominante de maths, et de physique-chimie.

-Le baccalauréat (bachot) se passait en deux parties : la première à l’issue de la classe de première et la seconde à l’issue de la classe de terminale. Le passage en terminale était conditionné par la réussite à la première partie du baccalauréat (nommée un temps « examen probatoire »).

-Le jargon lycéen : Le proto (proviseur), le surgé (surveillant général), le sans-cul (censeur), les pions (surveillants), les lèches (élèves bien vus des professeurs), les profs (professeurs), les sci’nat (sciences naturelles), les polars (élèves très motivés et un peu dans leur bulle), les pancus (élèves pensionnaires logés au lycée), les demi-pancus (élèves demi-pensionnaires déjeunant au lycée), la cantoche (le réfectoire des élèves, Dudule (surnom donné au squelette suspendu dans la salle de sciences naturelles).