J’aime les prairies herbeuses de Saint-Sauveur, les allées de platanes et les sentes qui s’enfoncent vers le Méjean. Elles sont la demeure de la nymphe Méjeanne, fantasque demoiselle que je tente de surprendre à chacune de mes promenades.

Méjeanne, Méjeanne… raconte-moi ton histoire ! Qui es-tu ? D’où viens-tu? Quels secrets caches-tu dans les méandres de ton âme immortelle ?

Il y a bien longtemps, avant que Saint-Sauveur ne devienne une terre consacrée, avant même que les Etrusques n’habitent le marais, la terre et la mer se livraient une bataille acharnée. En ce temps, vivait une bête fabuleuse, Tarvos, le taureau aux trois aigrettes. La Terre-Mère l’avait enfanté afin qu’il repoussât les mers et les océans qui l’envahissaient de toutes parts. Il avait pour frère Kujata le perse et Indrik le slave. Noir comme la nuit, massif comme une montagne, son dos était recouvert de bois et de forêts, dans lesquels vivaient trois blancs échassiers nommés Pique-Bœuf, Pointe-Bec et Blanc-Cimier. Les oiseaux avaient trouvé refuge sur le dos de Tarvos après que la mer eut recouvert leurs territoires et englouti leurs nids avec tous les œufs qu’ils contenaient.

Au début, Tarvos ne vit pas d’un très bon œil que ces volatiles s’installent dans le bois qui parait son dos, ce bosquet parfumé dont il était si fier et qu’il gardait jalousement.

– Du balai, les emplumés ! leur cria-t-il, le naseau soufflant feu et rage.

Mais les aigrettes se mirent à le supplier :

– Tarvos, Tarvos ! lui dit Pique-Bœuf. Toi qui naquis de la dure terre, toi qu’elle engendra pour devenir l’écueil sur lequel s’écrase la houle! Ecoute notre histoire, et ne nous chasse pas avec fureur.

– Là-bas, au Sud, poursuivit Pointe-Bec, les dieux de la mer gagnent toujours plus de terrain et pénètrent ton territoire. Si nous nous sommes réfugiés en ta personne, c’est qu’ils nous ont chassées de nos demeures, c’est qu’ils en ont pris possession en les recouvrant d’ondes amères.

– Or, intervint Blanc-Cimier, nous autres échassiers ne sommes pas comme nos cousins alcyons : nous ne nichons pas sur les vagues de l’Océan. Nous craignons la houle marine et la terre ferme est indispensable à notre survie !

Ce poignant plaidoyer, habilement mené par nos trois volatiles, eut tôt fait de produire son effet :

– Comment ? rugit Tarvos. Ces êtres glauques et sournois, cette immonde poiscaille, osent me défier ? Ils profitent que je sois occupé au nord, pour attaquer mes terres au sud ? Eh bien ! Ils vont goutter de ma corne, et pas plus tard que tout de suite. Ô malheureuses aigrettes, dites-moi : dans quelle direction dois-je chercher votre demeure ?

Et les oiseaux lui indiquèrent où il devait se rendre, en une région lointaine, au bord de la Mer Méditerranée. Tarvos gratta le sol de son sabot de fer, il prit son élan, et en trois bonds, il arriva sur place, là où naguère nichaient les aigrettes et où il n’y avait plus désormais que flots salés à perte de vue.

En voyant les vagues qui s’abattaient toujours sur le rivage avec violence, grignotant un peu plus la terre à chacun de leurs assauts, Tarvos, le taureau furieux, sentit la colère bouillir en lui. Déjà ses naseaux soufflaient l’enfer, déjà il levait ses deux cornes d’argent haut dans le ciel, funeste croissant de lune, et les enfonçait dans la mer telle une gigantesque fourche.

Alors, comme on voit souvent deux béliers se cosser pendant la saison des amours, on vit Tarvos au trois aigrettes, tête baissée, lutter un moment contre la mer qui tourbillonnait autour de ses pattes trapues. Et quand le divin taureau releva enfin son cou puissant, l’eau fut propulsée en arrière, laissant place à toute une portion de terre. C’était une plaine en tout point semblable au dos de Tarvos, recouverte comme lui de bois, mais aussi de roseaux, de salicorne et d’eau saumâtre, car elle avait été arrachée au flanc de la mer.

Les trois aigrettes, juchées sur l’échine du taureau, se mirent à pousser des cris d’allégresse, et à battre des ailes pour manifester leur joie.

– Hourra ! Hourra ! Gloire à Tarvos ! craquetaient-elles.

Mais leur réjouissance fut de courte durée. Car là-bas, au-delà du territoire nouvellement sorti des eaux, dans la Méditerranée violemment repoussée, surgit la déesse Thalassa, de bien méchante humeur. Thalassa, sa chevelure bleue marine agitée par un vent de colère, le front orné de deux pinces de crabe pinçant à tout va, cria à l’attention du taureau :

– Tarvos, ennemi des hippocampes, des tritons et des sirènes ! De quel droit t’opposes-tu à mon flux ? Tu vas tâter de ma rame, et tant pis pour toi !

A ces mots, la déesse brandit l’énorme rame qu’elle portait à la main en guise de sceptre, et se mit à en battre la surface des flots, telle une lavandière frappant le linge de son battoir. Et elle frappa tant et si bien, que des vagues naquirent de ses coups de rame, d’abord faibles, puis de plus en plus hautes, menaçant de tout engloutir sur leur passage.

En la voyant s’acharner sur la surface de l’eau, comme l’aurait fait une démente, Tarvos aux trois aigrettes s’écria :

– Foutue garce !

Et il bondit à la rencontre des déferlantes avant qu’elles ne submergent la terre nouvellement apparue, et leur opposa vaillamment ses deux cornes d’argent, émules du croissant lunaire. Il les repoussa toutes, mais après chaque victoire s’ensuivait une nouvelle bataille. Car contre une vague qu’il parvenait à détourner, Thalassa lui renvoyait mille raz-de-marée. Ainsi, leur combat dura un jour, puis deux, puis trois, une semaine, et tout un mois. Au bout de ce temps, Tarvos, entre deux parades, cria à la déesse :

– Laisse tomber ! Tu vois bien que tes tentatives sont inutiles, et que je gagne à tous les coups !

– Tu finiras bien par te lasser ! lui répondit-elle.

Et ils repartirent de plus belle, un jour, puis deux, puis trois et tout un mois. Au bout de ce temps, ce fut au tour de Thalassa de s’arrêter, et de dire à Tarvos :

– Allons, allons ! Tu vois bien que tu n’as aucune chance, et que je finirais par t’avoir à l’usure !

– C’est ce qu’on verra ! lui répondit le taureau.

Et ils recommencèrent leur manège, un jour, puis deux, puis trois et pendant tout un mois. Mais au bout de trois mois de lutte acharnée, l’un comme l’autre finirent par ressentir les effets de la fatigue. Thalassa, la première, reconnut la valeur de son adversaire :

– Quelle vigueur ! lui lança-t-elle, non sans admiration.

– Quelle obstination! répliqua Tarvos, qui plaçait cette qualité au-dessus de toute autre.

Il advint alors que les sentiments qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre passèrent de la haine, à un certain attrait. Et, comme chacun le sait, de l’attrait au désir il n’y a qu’une frontière ténue, qu’il est aisé de franchir !

Les trois aigrettes, perchées sur le dos de Tarvos, et qui les observaient depuis des mois, sentirent le vent tourner. Elles se dirent qu’il y avait là quelque chose à exploiter, et s’adressèrent sans plus attendre aux deux divinités :

– Ô Grandeurs ! Ô Puissances de la Nature ! leur dit Blanc-Cimier. Pourquoi épuiser vos forces de la sorte, alors que de toute évidence, vos forces sont égales, et que de ce combat, il ne sortira ni vainqueur, ni vaincu ?

– Je ne cèderai pas ! s’entêta Thalassa.

– Pas de quartier ! s’emporta Tarvos.

– Ô Sublimes ! Ô Parfaits ! renchérit Pique-Bœuf. Qui parle de céder, qui parle de capituler ? Et si nous en venions plutôt à un accord ?

– Un accord ? répéta Thalassa, avec perplexité.

– Qu’est-ce encore que cette diablerie ? interrogea Tarvos, méfiant.

– Eh bien ! repartit Pointe-Bec. Disons que ce territoire nouvellement apparu entre terre et mer pourrait appartenir aux deux et participer des deux à la fois.

– Que dites-vous là ?! s’indigna le taureau furieux.

– Comment cela serait-il possible ? demanda la déesse.

– Si vous nous permettez, Ô Excellences, nous allons illustrer notre petite démonstration par une histoire : il est dit qu’autrefois, vivait un grand monarque à qui les Dieux avaient accordé sagesse et clairvoyance. Depuis des générations, son peuple demeurait sous le joug d’un tyran étranger dont il était tributaire. Mais un jour notre monarque décida de ne plus payer l’impôt et d’entrer en guerre contre le tyran, pour libérer son peuple. Grâce à sa sagesse et sa vaillance, il n’eut aucun mal à le vaincre. Mais au lieu d’exercer des représailles sur la population ennemie, qui avait servi le tyran et oppressé ses gens, il décida de la traiter avec bienveillance. Il força ses hommes à épouser des autochtones, et choisit pour lui-même une princesse de ce pays. Tous ces mariages unirent les deux peuples dans l’amour, et des enfants métisses naquirent bientôt de ces hymens, établissant une nation riche et prospère. Ainsi donc, Ô Puissances, si à l’image de ce monarque avisé, vous oubliez vos querelles et vous unissez dans l’amour, il naîtra de votre union un enfant à la double nature. Vous le placerez au milieu de vous deux, sur cette terre arrachée au flanc de la mer, et il veillera sûrement sur vos intérêts respectifs !

Tarvos, le taureau furieux, et Thalassa, la divine Méditerranée, songèrent que les aigrettes avaient bien parlé, et que leur conseil était sage. Cependant Tarvos, dont l’orgueil n’avait d’égal que la fougue, trouva encore à redire :

– Pourquoi ? demanda-t-il avec mépris, pourquoi nous autres divinités, prendrions exemple sur ces hommes misérables, dont le seul mérite est de mourir trop vite ?

– C’est vrai que les hommes sont souvent méprisables, répondit Pique-Bœuf. Mais quand, à l’instar de ce monarque, ils sont inspirés par les Dieux, nul ne devrait avoir honte de suivre leur exemple !

En entendant ces mots, les divinités n’eurent plus aucun scrupule à oublier l’antipathie qu’elles ressentaient l’une envers l’autre, et à se livrer aux jeux de l’amour. Et leur étreinte dura autant de temps que leur dispute, à savoir trois mois plein. Mais de cela, il n’y aura aucun détail indiscret, car l’intimité des dieux l’on doit respecter !

Toujours est-il que, de leur entente, naquit une étrange jeune fille aussi belle et charmante que mystérieuse. De la tête à la ceinture, c’était une ravissante demoiselle, pourvue de toutes les grâces imaginables. Mais de la taille au bout des pieds, c’était un échassier, au plumage rosé, aux longues pattes pourpres et palmées. Mi femme mi flamant, elle était semblable aux Kinnaris indiennes qui capturent l’âme des mortels par leur beauté divine, par leur chant céleste. Dans son abondante chevelure s’entremêlaient l’or, le vert et le brun, l’anguille et la vipère. Ces yeux changeaient de couleur en fonction du temps : il passait du gris tempête, au bleu azur, ainsi qu’au rouge vespéral. Son front était ceint d’une couronne de roseaux, et elle portait dans ses bras brunis par le soleil de pleines brassées d’iris sauvages, qu’elle répandait sur la campagne une fois le printemps venu.  nymphe à la double nature reçut le nom de Méjeanne, et la terre sortie des eaux, qui lui fut offerte en royaume, celui de Méjean.

Son père, le taureau Tarvos aux trois aigrettes, promit qu’il n’essaierait pas d’étendre ses conquêtes au-delà. Sa mère, la divine Thalassa, jura qu’elle respecterait cette frontière, et que la mer n’y pénétrerait pas. C’était au temps où ces deux-là s’aimaient encore. Hélas ! Comme chacun le sait, l’amour ne dure pas toujours, et leurs promesses furent très vite confiées au vent. Et voilà que sans cesse la terre tente d’empiéter sur la mer, et que la mer cherche à envahir la terre. Et notre jolie Méjeanne ne ménage pas ses efforts pour apaiser les conflits de ses parents, et préserver le fragile territoire qui lui fut confié. Car c’est là-bas que les trois aigrettes futées, Pique-Bœuf, Pointe-Bec et Blanc-Cimier, installèrent leur progéniture, et que les rejoignirent bientôt toute une foule d’emplumés, hérons, flamants, cigognes, cormorans, mouettes et rapaces, mais aussi blanches cavales et noirs taureaux, fiers rejetons de Tarvos ! Et c’est ainsi que le Méjean, territoire de la nymphe Méjeanne, devint un paradis des oiseaux et des mammifères, un pont jeté entre mer et continent, un monde intermédiaire, entre sécheresse et humidité.

Ô! Méjeanne, Méjeanne… Je te cherche partout, dans tes cachettes habituelles : dans les troncs creusés des platanes, qui bordent les sentiers du Méjean ; dans les prairies herbeuses de Saint-Sauveur où tu banquètes les soirs d’août, en compagnie des fées et des lutins ; dans les eaux vertes et courantes des fossés ; dans les eaux noires et stagnantes du marais ; dans les roselières qui chantent au gré de l’air marin ; dans les buissons ardents et les ronciers inextricables.

Je voudrais te trouver et recevoir de tes lèvres églantine, un baiser. Mais il paraît que ce baiser-là est dangereux, que l’amant de Méjeanne se transforme en platane, dans lequel elle viendra se cacher tantôt, ou en figuier, dont les fruits d’amour mûriront à chaque fin d’été.

Pourtant, je ne crains pas ce sortilège, au contraire… tandis que j’avance à ta rencontre, mystérieuse Méjeanne, je sens mes orteils se changer en racines, et mes membres se couvrir d’écorces. Je deviens un arbre-marcheur.

Mes cheveux poussent, ils ondulent dans le vent, ils se métamorphosent en ruisseaux. Je suis l’homme-source.

Ma respiration imite le souffle de l’air, et me voilà zéphyr !

Je deviens Pangu, le Géant Primordial, Yggdrasil, l’Arbre-Monde. Je suis Pan, le Dieu-Tout, et Cernunnos, le gardien du monde sauvage.

Pour toi Méjeanne, j’entre dans le royaume des murmures, dans celui du silence…

Texte : Sri Nath / Illustrations (dans l’ordre d’apparition) : Mymie-Chan, Richelieu, Mariko