Mousse

Tout commença un matin de septembre. Je découvrais ma nouvelle école primaire. Dans le courant de l’été 1965, nous avions emménagé à la Porte des Lilas, laissant à son destin notre petit logis de Saint-Germain de Prés. Quatre fauves de pierre veillaient sur l’église Saint-Sulpice. Au jardin du Luxembourg, des faunes dansaient à la tombée de la nuit parmi des hardes de cerf. La jalousie de Polyphème allait frapper Acis et Galatée. Des enfants à dos d’animaux tournaient sur le manège à manivelle. La sculpture venait de m’offrir sa part du lion ! Un appartement niché au dixième étage (avec ascenseur) nous avait été accordé par la Ville de Paris, régente des H.L.M. Au cœur d’une cité blafarde, quatre blocs de béton brut, deux grands bâtiments et deux plus modestes étaient posés là comme des dominos. « Des cages à lapins » disait mon père qui jamais ne s’y plu. A partir des années 50, au sortir de la seconde guerre mondiale, elles avaient fleuri à l’orée des grandes villes et Paris n’avait pas échappé à cette poussée. Des fenêtres laiteuses et sans volets s’accolaient les unes aux autres. Des piliers massifs, décoffrés à la hâte, soutenaient les deux édifices de onze étages. Ces vilains ensembles, censés apporter le confort moderne, avaient été bâtis avec une forte implication politique mais peu de matériaux nobles. A l’entrée de la cité, un square miteux clôturé de fils de fer tordus, offrait un bac à sable jaunâtre où les enfants n’allaient jamais jouer à cause des chiens qui venaient y déféquer (moi j’en ai jamais vu). Autour de l’ensemble, une pelouse délaissée pelait comme un chat galeux. Si la laideur du site tranchait avec le charme du sixième arrondissement, nous avions beaucoup d’espace où partager nos jeux. En contrebas, une piste blanche serpentait à perte de vue. Des planches érodées et blanchies de ciment s’éparpillaient çà et là, entre des cairons renversés comme des sucres en morceaux et les grues grattant le ciel gris de leurs flèches de métal : aux portes de Paris, parallèle aux boulevards des maréchaux, le grand chantier du périphérique avançait de tronçons en tronçons. Pour l’heure, il offrait une formidable arène où les enfants libres se retrouvaient le jeudi après-midi. Dès 1967 le trajet Porte de Saint-Ouen à Porte des Lilas fut inauguré. Le bitume étouffa la terre battue et avala les fleurs sauvages des derniers terrains vagues de la « Zone »*. Je n’avais pas encore six ans quand je fus admise au cours primaire. Le premier jour de classe, une fillette prit place à côté de moi : je tournais la tête vers ce visage rond semé de taches de rousseur, des cheveux courts couleur de miel, un lagon au fond des yeux. Elle n’était pas très jolie mais son nez en trompette lui donnait un air enjoué. De son père elle avait hérité des lèvres épaisses et pulpeuses. De son rire mutin, mon attachement fut instantané. En dehors de la classe, elle partageait chaque semaine les entrainements de foot avec son grand frère et ses copains. Nous avions la même taille mais j’enviais ses petits muscles. Epaules carrées et jambes solidement ancrées, une puissance masculine émanait de sa démarche vive. Un garçon manqué quoi ! Mais je préférais de loin nos jeux improvisés. Nous étions des cowboys du Grand Ouest américain (c’était la mode à l’époque). Elle était Bob et moi Edith naturellement. Bob avait un cheval blanc avec une étoile noire sur le front ; Edith un cheval noir avec une étoile blanche sur le front. Des heures durant, indifférents au monde, nous enfourchions nos montures superbes et fougueuses en bondissant autour des bâtiments. Bob, dans sa lutte contre des indiens invisibles, venait délivrer Edith collée au poteau de torture. Les « bracelets indiens »** étaient redoutables ! Bob avait du courage ! Nos chevauchées reprenaient alors de l’ardeur, dans les sables brûlants du désert d’Arizona, fuyant les Peaux-Rouges. Edith était un peu amoureuse de Bob (dans le film). Sensible et nerveuse, la patience n’était pas le fort de ma camarade. Un soir, elle se battit avec une fille. Dans son élan, elle frappa dur. Quelle détermination pour son jeune âge ! Incontrôlable comme un animal, son grand frère dut la calmer. Je ne sus jamais pourquoi elle s’était mise dans cet état. A la nuit tombée les premiers réverbères s’allumaient. Nous avions la consigne de rentrer chez nous. Alors, nous nous retrouvions chez elle, à rire et à lire sans se soucier du lendemain. J’attendais toujours le dernier moment pour rejoindre ma famille, avec quelques albums des aventures d’Astérix sous le bras. L’embarras de la séparation laissait bientôt place au plaisir suprême de se caler au lit pour rejoindre ce village d’irréductibles gaulois résistant à l’envahisseur, première immersion dans les temps antiques qui deviendront quelques années plus tard une grande passion. C’était mon amie d’enfance. Ses joues pleines étaient douces et rebondies comme la mousse des sous-bois. Elle s’appelait Sylvie. Mais tout le monde l’appelait « mousse », allez savoir pourquoi !

*La Zone : la Zone désigne au départ une bande de terre de 250 m de large qui court le long des 34 km de fortifications (les fameuses fortif’s ) édifiées autour de Paris en 1844. Cette zone non aedificandi devait rester déserte, mais elle est progressivement occupée par une population pauvre qui s’établit durablement en construisant des habitations précaires, cabanes et baraques en tout genre. Jusqu’en 1970, elle occupait les abords immédiats de la ville de Paris. La zone et les fortifications n’existent plus. Pourtant, elles demeurent un lieu de mémoire. La zone, berceau d’une banlieue encore en partie rurale, espace urbain auquel appartiennent les protagonistes du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline et les héros d’Emile Zola et de Colette, ceux des chansons d’Edith Piaf. (sources internet)

**Bracelet indien : saisir à deux mains le poignet de la personne attachée au poteau de tortures et tourner dans les sens contraires autour de celui-ci jusqu’à ce que la peau irritée brûle ! (source Gaya)