Inspiré de Goethe et de Calvino

 Il était une fois un petit garçon solitaire et disgracieux, qui portait le nom de Mochard. Il vivait avec sa pauvre mère, dans une masure de campagne, au bord d’une rivière aux eaux chantantes.

Mochard n’avait ni frère, ni sœur. Il n’avait pas non plus d’amis. Les gamins des environs ne l’aimaient guère. Toujours ils se moquaient de son physique ingrat, de son petit corps grassouillet, de son air bêta et rêveur.

Car Mochard était bel et bien un doux rêveur. Il aimait passer son temps au bord de la rivière, à regarder s’enfuir l’eau ; il pouvait rester des heures couché dans l’herbe grasse, à observer les nuages aux formes évocatrices.

 – Celui-ci est un cheval ! disait-il en montrant du doigt les nuées. Celui-là est un vieillard à la longue barbe, et celui-là une vague immense! Quant à celui-ci… celui-ci, c’est le frère que j’aimerais tant avoir. Il est tout ce que je ne suis pas : il est grand, il est beau, il est fort! Il me protège des autres enfants, et grâce à lui je ne suis plus seul!

Il est vrai que secrètement, Mochard désirait avoir un frère qui l’aurait accepté tel qu’il était, et qui l’aurait fait se sentir moins méprisable. Un jour, tandis qu’il était allongé dans la prairie et qu’il s’adressait aux nuages, sa mère l’entendit parler de ce frère idéal. Elle fut très attristée de constater l’état d’isolement dans lequel se trouvait son garçon.

 Le soir, juste avant de se coucher, la brave femme s’agenouilla devant son lit, et se mit à implorer le Ciel.

– Ô Sainte Mère de Dieu! pria-t-elle. Toi qui es tout, Toi qui es miséricordieuse! Je T’en prie fais quelque chose pour mon petit : envoie-lui ce frère qu’il espère tant, envoie-lui un ami qui égaye sa solitude!

Puis elle se coucha, après avoir versé d’abondantes larmes. La nuit, elle eut un songe qui lui apporta un grand réconfort, et qu’elle prit pour un signe de la Providence : elle rêva qu’elle tenait l’extrémité d’une tresse  en or dans ses mains. Cette tresse tombait du ciel, et n’appartenait ni plus ni moins qu’à la Mère de Dieu Elle-même! La Sainte Mère était assise sur un trône d’or, les genoux recouverts d’un drap bleu azur. Elle portait une couronne, ainsi qu’une tunique blanche. Sa longue chevelure blonde se répandait sur le monde tel un dais de lumière. D’autres tresses y étaient entremêlées, et d’autres fidèles, comme la mère de Mochard, en tenaient l’extrémité. Tous les fidèles étaient reliés à la Mère Divine par ce biais, et la Mère Divine leur souriait avec bienveillance.

 La journée suivante, Mochard s’en vint au bord de la rivière, comme à son habitude.  Soudain, il entendit une étrange note de musique, un bourdon pur et magnifique, qu’il n’avait jamais entendu jusque-là et qui semblait lui dire : « Mochard! Viens à moi! ».

Alors Mochard se leva et chercha la direction d’où provenait ce doux son. Une légère brise se leva et découvrit un sentier de terre qui serpentait dans les hautes herbes de la berge. Mochard ne l’avait jamais vu auparavant, mais d’instinct, il sut qu’il devait suivre ce chemin.

Il marcha Dieu-sait combien de temps en longeant la rivière, tandis que dans ses oreilles la note de musique se répétait sans cesse, toujours plus intense.

Bientôt, il arriva aux abords d’une grande ville qu’un panneau de bois désignait sous le nom de Cité-des-Contes. Le sentier de terre s’était élargi pour devenir une route bordée de champs et de vergers, qu’empruntaient quantité de paysans et de marchands qui se saluaient cordialement.

 Pour rentrer dans la Cité-des-Contes, il fallait traverser la rivière longée par Mochard, qui s’était transformée en véritable fleuve. Un colossal pont d’émeraude, surmonté de multiples arches, l’enjambait avec grâce et noblesse. Sous les rayons du soleil, il brillait de mille éclats smaragdins, si bien que Mochard en fut émerveillé.

– Cet ouvrage est incroyable! dit-il à une passante. Quelle est son origine?

– Il y a quelques temps de cela, lui répondit la femme, la Cité-des-Contes connut une sombre période de son histoire : d’abord, il n’y avait plus de pont pour traverser le fleuve, et les gens de la campagne ne pouvaient plus rejoindre ceux de la ville. Ensuite, le prince héritier vint à mourir prématurément, laissant la cité sans suzerain. Ô! Combien notre peine fut grande! Car on peut dire sans menterie, que le prince était aimé de tous ses sujets, et qu’il faisait la joie de chacun. Heureusement, un génie bienfaisant vint à notre secours : il se faisait appeler le Serpent-Vert! Pour notre bien à tous, le Serpent-Vert n’hésita pas à se sacrifier. Par quelque procédé magique, il ressuscita notre prince bienaimé et se changea en pont d’émeraude afin de tous nous relier.

Et la passante ajouta haut et fort pour être entendue de tous :

– Loué soit le Serpent-Vert qui a jeté un pont entre la Vie et la Mort!

Et tous les autres passants de répéter après elle :

– Loué soit le Serpent-Vert qui a jeté un pont entre la Vie et la Mort!

 Sur ces entrefaites, Mochard pénétra dans la Cité-des-Contes, en empruntant le pont d’émeraude. Il vit qu’une grande fête en l’honneur du Serpent-Vert et du prince ressuscité, se déroulait dans la ville. Pavois, fanions et guirlandes décoraient les maisons. Cotillons et confettis pleuvaient des balcons, tandis que de folles farandoles emplissaient les rues. Toujours guidé par l’étrange note de musique, Mochard se faufila parmi la foule en liesse jusqu’à atteindre une immense cathédrale, dans laquelle il ne put s’empêcher d’entrer. Six autres personnages pénétrèrent avec lui dans l’édifice. Lorsqu’ils furent à l’intérieur, l’imposante porte en bois de la cathédrale se referma derrière eux, en grinçant longuement sur ses gonds.

 C’est alors qu’une jeune femme vêtue comme un soldat vint à leur rencontre. Elle portait deux pistolets ainsi qu’un estoc à la ceinture. De longues boucles brunes cascadaient sur ses épaules et son dos, revêtus de pièces d’armure.

– Bienvenue à vous, Bâtisseurs! dit-elle à Mochard ainsi qu’aux six personnages qui l’accompagnaient. Je suis la Reine Fantaghiro. Il y a peu de temps encore, je régnais sur deux royaumes prospères qui se situent bien au-delà de la Cité-des-Contes. Mais les Seigneurs du Chaos, ces êtres sanguinaires n’aimant que guerre et destruction, ont envahi mes royaumes et les ont anéantis. Pour les reconstruire, j’ai besoin de vos pouvoirs, Bâtisseurs, car vous-seuls avez la capacité de créer des univers par la seule force de votre esprit!

A ces mots, la Reine Fantaghiro leur montra un insecte d’or, semblable à une grosse cigale, qui était posé sur son avant-bras.

– Voyez! reprit-elle. Une amie magicienne m’a donné cet insecte. En battant des ailes, il produit un accord que seuls les Bâtisseurs perçoivent. Cet accord s’appelle la Note Dorée. C’est grâce à elle que vous avez été attirés jusqu’ici…

– Il doit y avoir une erreur! l’interrompit tout à coup Mochard. Je ne suis pas un Bâtisseur et je ne possède aucun pouvoir! Vous voyez bien que je ne suis qu’un petit garçon laid et inintéressant.

Mais la Reine Fantaghiro lui répondit :

– Il n’y a aucune erreur possible! Si tu as entendu la Note Dorée, c’est que tu es bien un Bâtisseur!

Là-dessus, la Reine fit jurer à tout son auditoire, Mochard et les six Bâtisseurs, de lui prêter assistance. Tous acceptèrent sans rechigner, tant cette histoire leur paraissait merveilleuse. Ainsi assurée de leur soutien, Fantaghiro sortit de sa poche un charme que lui avait donné son amie magicienne. Elle le lança et un passage magique apparut soudain au beau milieu de la cathédrale. Elle s’y engouffra, suivie de Mochard et des six autres personnages.

 De l’autre côté du passage s’étendaient les deux royaumes de la Reine réduits à l’état de cendres par les Seigneurs du Chaos. La vue qu’ils en tirèrent les attrista tant que les Bâtisseurs décidèrent de se mettre à l’œuvre sans plus attendre.

Chacun à leur tour ils s’avancèrent, et accordèrent aux royaumes dévastés de multiples grâces, afin qu’ils renaissent de leurs cendres. Le premier des Bâtisseurs, un elfe des vents, donna aux Deux Royaumes des immensités de nature, des landes et des forêts mystérieuses peuplées de créatures magiques. Le deuxième Bâtisseur, un pieux missionnaire, leur fit don de cités merveilleuses, de châteaux et de majestueux palais fréquentés par de vaillants jouvenceaux et de délicieuses jouvencelles. Le troisième Bâtisseur, un scribe en soutane, les gratifia d’une population bigarrée, d’une multitude de sujets plus différents les uns que les autres, tous unis par une fidélité sans faille envers leur souveraine.

Le quatrième Bâtisseur, une sorcière des plus charmantes, offrit aux deux royaumes de Fantaghiro des magiciens, des enchanteurs et des apprentis-sorciers, avec leur savoir ancestral, leurs bibliothèques et leurs écoles de magie. Le cinquième Bâtisseur, un gentleman-aventurier, leur attribua des contrées exotiques, des civilisations oubliées et des peuples farouches qui ne demandaient qu’à être découverts. Enfin le sixième Bâtisseur, une dame savante et perspicace, rendit aux Deux Royaumes leur passé glorieux, leurs traditions millénaires et le souvenir de leurs héros disparus.

 Seul Mochard, quand il dut s’avancer pour bénir les Deux Royaumes, ne sut que dire et resta prostré dans le silence, tant il était persuadé de son incapacité. Cependant, grâce à l’intervention des autres Bâtisseurs, les royaumes de la Reine Fantaghiro avaient retrouvé une gloire et une prospérité supérieure à celles qu’ils avaient connues auparavant. A cette occasion, la Reine fit tenir une grande fête dans son nouveau château. Tout le peuple y était convié et les réjouissances se prolongèrent jusque tard dans la nuit.

Tandis que chacun s’amusait, se félicitant de cet heureux dénouement, Mochard se sentait seul et désolé, malgré les signes de reconnaissance que lui adressaient la Reine et ses sujets.

– Inutile de me remercier! répondait-il à chacune de leurs attentions. Je ne suis pour rien dans le rétablissement des Deux Royaumes. Je ne suis qu’un petit garçon laid et méprisable.

 Et personne ne parvint à le détourner de ses sombres pensées.

Il demeurait ainsi, indifférent à l’allégresse générale, quand il perçut une lointaine complainte.

– Et moi? Et moi? Faisait une voix distante et chagrine.

Attiré par ses accents plaintifs, Mochard suivit la voix qui le conduisit dans les jardins royaux. Derrière un bosquet de saules pleureurs, il découvrit une tombe isolée, d’où provenaient les lamentations. La sépulture était recouverte par un gisant en marbre aux traits si fins, que Mochard ne put en détourner le regard. Il resta longtemps à le contempler, et fut bientôt rejoint par la Reine Fantaghiro.

– Qui est-ce? lui demanda-t-il en désignant le gisant.

– Mon époux, le roi Fabio, répondit la Reine. Il est tombé en combattant les Seigneurs du Chaos, et sa mort m’a causé bien du chagrin.

En entendant ces mots, Mochard éclata en sanglots :

– Quelle injustice! cria-t-il. Moi si laid, si inutile, je suis en vie, et ce prince, si beau et tant aimé est couché dans un froid cercueil!

Alors Mochard se souvint l’histoire du pont d’émeraude dans la Cité-des-Contes, celle du Serpent-Vert qui avait donné sa vie pour sauver un prince, et aussitôt, tout fut clair dans son esprit.

– Reine Fantaghiro! dit-il d’un ton ferme. J’ai enfin trouvé quelle grâce je veux accorder à tes royaumes. Puisque je suis un Bâtisseur, comme tu le prétends, je souhaite échanger ma vie contre celle du Roi Fabio! Ainsi de ma laideur naîtra la Beauté, du dégoût que j’inspire naîtra l’Amour, et de la faiblesse qui est mienne jaillira la Virilité!

La Reine Fantaghiro aurait aimé lui dire qu’un tel sacrifice était inutile, qu’il lui suffisait de vouloir la résurrection du Roi pour qu’elle se produise. Mais Mochard énonça ses intentions avec tant de force et de conviction, que la magie opéra dans l’instant : le Roi Fabio sortit du tombeau, radieux comme un soleil au commencement du jour, et Mochard sombra dans une nuit d’éternité.

 Grâce à son sacrifice, la Reine Fantaghiro retrouva son époux et les souverains purent s’aimer à nouveau. Longtemps ils pleurèrent ensemble sur le corps du pauvre Mochard. Puis, quand ils n’eurent plus aucune larme à verser, ils l’allongèrent dans le tombeau, à la place du Roi, et le recouvrirent du gisant en marbre aux traits parfaits. 

Ainsi, dans la mort, Mochard prit l’apparence d’un roi, il reçut la beauté d’un prince. Et les sujets de la Reine Fantaghiro furent appelés des quatre coins de ses royaumes pour lui rendre hommage.

Près de sa tombe, il n’était pas rare de rencontrer le Roi Fabio, tantôt pleurant le défunt, tantôt lui faisant la conversation comme s’il était encore en vie. Et si d’aventure quelque ignorant lui demandait qui reposait en ce lieu, le Roi répondait :

– C’est mon frère jumeau, le bienaimé Mochard. Ne voyez-vous pas le gisant qui le représente? Lui et moi possédions les mêmes traits! Mais en plus d’avoir la beauté, Mochard me surpassait en bonté ainsi qu’en abnégation. Ce qui faisait de lui un être mille fois plus aimable que moi. Las! Il n’est pas une minute où je ne pense à lui : Mochard est dans mon cœur, il est à mes côtés! Quiconque osera insulter sa mémoire connaîtra mon courroux!

 Le Roi Fabio portait réellement Mochard dans son cœur, avec toutes ses rêveries, ses peines et ses souvenirs. De cette façon, il apprit que la mère du garçon demeurait seule dans la masure au bord de la rivière. Le Roi ne tarda pas à aller la chercher. Il voulait qu’elle vienne vivre dans son château, avec lui et la Reine Fantaghiro, comme sa propre mère l’aurait fait.

Mais quand elle vit ce roi étranger frapper à sa porte, la mère de Mochard, inquiète, lui demanda :

– Qui êtes-vous Monseigneur?

Et celui-ci de répondre :

– Je suis votre fils, Madame.

Alors la mère de Mochard regarda dans le cœur du Roi Fabio, et vit que son fils y résidait. Cela suffit à la rendre confiante. Elle accepta de suivre le Roi jusque dans son château, et de vivre auprès de lui, ainsi que de la Reine Fantaghiro, comme si elle fut leur propre mère.

Et quand le Roi Fabio emmena la brave femme sur le tombeau de Mochard, et qu’elle vit le gisant en marbre qui le recouvrait, elle constata que la Mort avait transfiguré son fils. Et quand le Roi lui apprit encore comment Mochard s’était sacrifié pour lui rendre la vie, elle comprit que son garçon avait été sublimé par ses actes de pure générosité. Émue aux larmes, la pauvre femme sourit :

– Bénie sois-Tu, Mère de Dieu! dit-elle en s’adressant au Ciel. Tu écoutes les petits, les faibles et les disgracieux. Tu leur donnes un pouvoir plus puissant que toutes les faveurs matérielles : celui de l’Esprit, celui de l’Imagination! Grâce à ce pouvoir, il n’existe pas de contraires irréconciliables, ni de frontières infranchissables! Grâce à l’Esprit que Tu dispenses, le lointain devient proche, la mort devient vie, la laideur devient beauté et l’autre devient soi!