Mauvaises nouvelles

Les mauvaises nouvelles ont la faculté de se répandre plus vite que les bonnes. Et pourtant, Julien n’en avait rien su. Julien FAUCHER, soldat de deuxième classe, venait de passer l’arme à gauche. Il ne le savait pas encore, ne s’était rendu compte de rien. Il errait dans un no man’s land qu’il ne reconnaissait pas. Une brume opaque et dense s’enroulait autour de lui. Il ne sentait plus la boue froide sous ses pieds…

-Pauv’gars, pas d’chance, v’nait just’ de r’joindre le bataillon. Pis jeune avec ça. Putain d’guerre…Venez m’aider vous z’autres ! On va l’tirer d’ce bourbier.

Le « capot » souleva le corps inerte du jeune homme. L’obus qui avait éclaté près du malheureux avait emporté une partie de sa mâchoire dans un vacarme terrifiant de feu et de fer.

Julien ne comprenait rien. De fines gouttelettes de brouillard perlaient à son front. Il ne voyait pas à deux mètres. Un silence épais bourdonnait à ses oreilles. Abasourdi, l’esprit confus, il poursuivait sa marche à l’aveuglette. La brume s’est levée avec la nuit, pensa-t-il. J’ai dû me perdre. Je vais rejoindre le bataillon. Faudrait pas qu’cette peau d’vache de capitaine me prenne pour un déserteur.

-On ramène le deuxième classe Julien FAUCHER mon capitaine. On dénombre 27 blessés et c’lui-ci c’est l’16ème mort depuis c’matin mon capitaine, l’a pas eu d’chance pour sûr c’te môme-là, v’nait just’ d’arriver ! s’exclama le caporal.

Julien FAUCHER, soldat paysan, avait quitté sa Touraine natale au mois d’août 1914. Il reprenait peu à peu ses esprits. Des souvenirs lui revenaient en mémoire. Mais ce silence, toujours ce silence. Pourquoi n’entendait-il rien ?

Le capitaine Pierre BEAUJON se tenait droit dans la pénombre de la cahute. Il saisit sur le bureau son journal des marches et opérations. Il consigna le nom et le matricule du soldat Julien FAUCHER, 2ème classe, degré 2, mort au combat le 17 octobre 1914 à 15 heures et vingt minutes. Son visage glabre demeurait figé.

-Pourquoi l’avez-vous amené ici, lança-t-il froidement. Il fallait le laisser là où il est tombé. Portez-le à l’extérieur de la tranchée nom de Dieu !

– Bien mon capitaine !

Reprenant son souffle, le caporal Lucien CORBINEAU s’attela à la triste besogne, aidé par deux de ses camarades de corvée.

Julien FAUCHER enfourna sa main dans la poche de son manteau déchiré. Il en tira un pochon de gris. Tandis qu’il s’attelait dans l’obscurité diaphane à rouler une cigarette, il entrevit un peu de lumière à quelques mètres devant lui. Enfin, la brume se levait. Une déchirure lui fit entrevoir quelque chose dans le lointain….

Allez-y les gars, r’montez-le vite, on va pas trainer longtemps par ici ! lança Lucien.

-Haaaaaa …

-Mon caporal, mon caporal, il a gémi !

-Faites pas les cons les gars, avec c’qu’il a pris dans l’cornet, j’en n’ai pas vu beaucoup rev’nir à eux !

Julien avança vers le jour qui démasquait la nuit. Comme dans un rêve étrange il s’approcha de cette chose qui l’attirait vers la lumière. Et toujours ce silence… Julien perdit connaissance. Sur un panonceau de bois était écrit « impasse de l’espérance ».

Le 2ème classe Julien FAUCHER fut sauvé in extrémis. Il fut convoyé vers l’hôpital de campagne le plus proche. Julien FAUCHER n’entendrait plus jamais le chant des oiseaux et le cliquetis des petites pluies sur les chemins tourangeaux. Le souffle de l’obus avait fait éclater ses tympans. Malgré sa surdité et sa gueule cassée, il épousa deux ans plus tard la fille du maréchal ferrant dans son village natal. La douce Marinette lui donna trois beaux enfants.