L’étoffe

Depuis toute petite, je suis tisseuse, tisseuse d’étoffes. Des étoffes j’en ai de toutes sortes, j’ai celles de mon enfance douces et nostalgiques, celles de mes amies joyeuses et fidèles et d’autres jamais terminées ou déchirées. Elles sont toutes rangées dans mon cœur avec soin et bienveillance. Mais il en est une qui a une place toute particulière, faite d’un lien précieux, celui de notre amour. Il me plait de la choyer et de m’envelopper dans sa douceur. Te rappelles-tu ? Nous avions commencé à la tisser au pays de la soie … la soie, un fil précieux, fragile, mais incassable. Puis, aventureux, tu as voulu ensoleiller notre lien et l’étoffe que nous tissions. Ebéniste, tu as toujours été un homme des bois, tes racines bien ancrées dans la terre, et tes yeux tournés vers le ciel, vers la lumière. Aussi, pour protéger notre étoffe, tu as construit un métier à tisser, avec la solidité du chêne, la quiétude du merisier et la préciosité de l’amarante et de l’ébène. Je pouvais ainsi tisser sans crainte, tu étais là pour me rassurer, m’accompagner, me guider. Je devenais moi-même plus audacieuse, plus créative. Il est vrai que parfois des nœuds s’y glissaient, sans doute ceux de nos désaccords, mais nous en riions ensuite en disant qu’il s’agissait de broderies issues de notre imagination. Par deux fois, nous avons eu l’idée de mêler à notre lien, du bois de rose. Deux petites filles sont nées. Nous étions émerveillés devant tant de délicatesse et de fragilité. Elles nous ont conduits vers des chemins insoupçonnables, riches de ces petits bonheurs qui nous imprègnent à vie. L’incertitude sur notre savoir-faire nous a valu quelques nuits blanches, mais qu’importe, nous tissions cette étoffe avec amour et surtout beaucoup de fierté. La trame se faisait légère et pour rien au monde, nous n’aurions échangé nos places. Ta main n’était jamais loin de la mienne, toujours prête à me soutenir. Nos rires, nos joies, nos craintes, nos galères dessinaient sur notre étoffe un avenir heureux. A l’aube de nos cheveux blancs,  quel ne fut pas notre enchantement d’esquisser des doigts de chocolat, des bisous mouillés, des câlins surprises sur notre étoffe. Deux chevaliers et deux belles princesses s’étaient annoncés. Un vrai conte de fées ! Enfin… pas tous les jours ! Mais devenir grands- parents nous permet aujourd’hui de tisser avec extravagance, complicité et folie. Peu nous importe la trame, peu nous importe les règles de tissage, notre baisse de vision et d’audition sont nos excuses favorites. Malgré nos doigts noués et nos « tamaloù », nous tissons toujours avec le même amour. Et si parfois quelques accrocs s’y glissent, nous savons tous les deux que cette étoffe précieuse nous unira pour l’éternité.