Alors que ses petits camarades nous ont offert une vision douce, agréable et complaisante du péché de Gourmandise, Sri Nath lui, certainement par pur esprit de contradiction, nous livre un texte d’une noirceur et d’un pessimisme légendaires !

Car oui, il s’agit bien d’une légende. Et si le ton est lourd au point de rebuter les âmes les plus sensibles, c’est parce que le texte se devait de répondre à la consigne suivante : « écrire l’histoire d’un gourmand qui souhaite s’affranchir de son péché ». En fait de péché, il n’aurait pu s’agir que de pécadille, mais pour Sri Nath, il faut de suite en venir aux extrémités, au cannibalisme, à l’infanticide ! Bref, vous l’aurez compris, on nage en pleine tragédie greco-shakespearienne !

La patiente Lakoo a accepté d’illustrer cette oeuvre décadente. Ses dessins sont prêts depuis des semaines, mais il a fallu que Sri Nath diffère la publication de son écrit. Lui aussi voulait l’illustrer. Alors voilà, il y a beaucoup de dessins et de la couleur, tout ça pour cacher des propos monstrueux !

Merci Lakoo, pour ta patience ! Merci pour ta tolérance et pour ton travail ! On n’ose même pas imaginer ce que tu as dû endurer pour répondre aux exigences de cet ignoble Sri Nath !

LA MALEDICTION DU ROI TEKEBOR

Quiconque admirera les constructions troglodytes de Petra, ou de sa discrète sœur Hégra, les églises éthiopiennes de Lalibela ou les falaises alvéolées de Longmen avec leurs colosses de pierre, sera tenté de croire qu’il se trouve en présence des plus anciennes constructions humaines. Ce sentiment ne repose nullement sur des faits scientifiques, encore moins sur des vérités archéologiques. Il est le fruit d’une intuition erronée, mêlée de respect et d’intimidation, que la configuration imposante des sites inspire à l’observateur subjugué.

Car ces monuments épousent si bien le roc qu’ils apparaissent au regard du profane comme des montagnes sculptées, des édifices sauvages. Ils se confondent tant avec le décor naturel que la Nature elle-même semble en être l’artisan.

Il y a dix milles millénaires, Qêla comptait parmi ces forteresses primitives nées de l’étroite collaboration entre le règne minéral et l’industrie humaine. Sa masse brune et rocheuse dominait une plaine aride qui s’étirait à la ronde sous les dards enflammés du soleil.

Pourtant, autour de Qêla, il y avait autrefois des oasis luxuriantes où poussaient le dattier, le lotus, les céréales et les épices. À cette époque, la nourriture ne manquait pas. Il faisait bon vivre à Qêla, et le roi Tékébor régnait sur les âmes.

Juste en face des portes monumentales, à dix ou vingt mètres à peine de la ville, un acacia géant étendait son ombrage. Il circulait au sujet de cet arbre tout un tas de croyances : qu’il ne comptait pas moins de mille branches et pas moins de mille racines. Qu’il était le bienfaiteur de la cité, et qu’un dieu y avait élu domicile.

Pour cette raison, les habitants de Qêla rendaient à cet acacia toutes sortes d’hommages, comme s’il fut lui-même une divinité. Ils le gratifiaient de nombreux surnoms, tantôt « ancêtre nourricier », tantôt « grand parasol de la terre » ou bien « pourvoyeur d’humidité ».

Seul le roi Tékébor refusait de s’associer à la ferveur générale. Car le roi n’avait de croyance qu’en l’Homme, et qu’il plaçait au-dessus de toute autre chose la valeur humaine. Lui-même ne manquait d’ailleurs pas de qualités. On peut affirmer sans exagération qu’il était un homme accompli, tant sur le plan physique que sur le plan moral. En plus de posséder un extérieur des plus avantageux, qui faisait de lui un modèle de beauté virile, il avait développé à un très haut degré les notions de justice, d’équité et de courage. Ami des arts et de la philosophie, il n’en était pas moins un guerrier redouté ainsi qu’un ouvrier laborieux. En aucun domaine il ne ménageait sa peine, ce qui lui valait un attachement sans borne de la part de ses sujets.

Cependant -et c’était là son unique défaut bien qu’il ne le considérât pas comme tel- Tékébor refusait à la Nature la paternité des qualités qui faisaient de lui un être si exceptionnel. Il demeurait persuadé que le mérite n’en revenait qu’à lui-même, comme si la seule volonté d’un homme suffisait à fabriquer une vie. Aussi voyait-il d’un très mauvais œil que sa cité vécût dans l’ombre d’un simple végétal, alors que tous les autres citoyens s’en réjouissaient.

Acacia by LakooLe poète et le savant, chacun avec son propre langage, avaient beau lui répéter que Dieu était dans l’arbre, Tékébor leur répondait sans cesse « Dieu est dans l’Homme ». Mais Dieu qui est omniprésent, ne peut-il pas être à la fois dans l’Homme et à la fois dans l’arbre ? Aujourd’hui, nous parlerions de conscience. Mais hier, Tékébor restait convaincu que le grand acacia de Qêla en était dénué.

Pour le prouver à chacun, mais aussi pour délivrer son peuple de superstitions qu’il jugeait avilissantes tant l’habitait la supériorité du genre humain, il ordonna que le grand arbre fût abattu.

L’exécution eut lieu lors d’une journée ensoleillée, une journée qui aurait pu s’avérer festive si la majorité des visages parmi l’assistance, n’affichait une expression endeuillée. Car la ville entière était présente à ce qui avait tout l’aird’une cérémonie. Mais la ville entière en déplorait aussi l’issue.

Pourtant, pas un seul n’osait s’opposer aux desseins du roi, aussi vrai que le roi bénéficiait de la confiance et de l’amour communs.

Campé sur ses solides jambes, les poings vissés sur les hanches, Tékébor défiait l’acacia du regard. Pendant ce temps, deux bûcherons armés de cognées frappaient alternativement le tronc de l’arbre, l’un à droite et l’autre à gauche. Leur labeur emplissait l’air d’un rythme cadencé, véritable métronome de la mort. Quand ils eurent entaillé l’arbre jusqu’à la moelle, Tékébor posa sa large main sur le fût raboteux. Une simple poussée suffit à abattre définitivement l’acacia qui se coucha sur le sol dans un sinistre craquement de bois. On eut dit un géant qui s’effondre.

Tékébor triomphait. L’Homme avait vaincu la Nature. L’Homme s’était affranchi de la superstition et des anciens dieux. Alors le souverain s’adressa à la foule consternée :

– Vous tous, dit-il, voyez : il ne se passe rien ! Pas une goutte de sang n’a coulé de l’écorce ! Pas un cri ne s’est échappé du tronc comme nombre d’entre vous l’avaient présagé. Et dans l’arbre, pas l’ombre d’un seul dieu !

Il ordonna ensuite que le cadavre de son rival fût livré aux flammes. Tandis que l’acacia s’embrasait, qu’il se muait en une torche crépitante dont la flamme rejoignait l’azur, les habitants de Qêla pleuraient, se frappant la poitrine et s’arrachant les cheveux. Ils blâmaient moins la mort de leur malheureuse idole, que leur stupidité de s’être livrés à des croyances qu’ils jugeaient maintenant puériles.

Trois jours passèrent après la décollation de l’acacia, trois jours durant lesquels la providence, et la vie elle-même semblèrent donner raison à l’acte du roi.

Mais au bout du troisième jour, Tékébor eut un rêve qui lui montra la souche de l’arbre assassiné. La tête de la victime, avec son vert feuillage, gîsait toujours par terre comme si l’épisode de la crémation n’avait pas encore eu lieu. Un personnage indistinct se tenait debout sur les restes mutilés. Son visage était dissimulé par une espèce d’ombre, ou par un quelconque autre phénomène propre au monde onirique. Il était nu mais sa silhouette mince ne permettait pas d’affirmer à quel sexe il appartenait. C’est pourtant avec une voix grave et masculine que cet étrange personnage s’adressa à Tékébor :

– Roi de Qêla, lui dit-il, est-ce ainsi que tu me remercies des bienfaits prodigués à ta cité ? Je me souviens mon arrivée en ces parages : à la place de ton glorieux peuple et de sa solide forteresse, il y avait une misérable tribu qui subsistait tant bien que mal des maigres offrandes de la Nature. Combien j’eus pitié de sa condition ! Pour elle, je fis jaillir l’eau du sol et verdir la campagne. A mon commandement la montagne s’ouvrit et Qêla apparut afin de pourvoir à la protection de tes ancêtres. Contre tant de dons, je n’exigeai qu’une chose : qu’on me laissât vivre en paix dans l’acacia. Qu’il devînt ma demeure comme la montagne était devenue celle de la tribu. Etait-ce trop demandé ? La part héritée de tes aïeux, celle qui te revenait, roi Tékébor, ne te suffisait-elle pas ? Il te fallait encore usurper celle des puissances qui animent la Nature et les éléments ? Puisque tu as rompu le pacte, je m’en vais reprendre mes bienfaits ! En outre, je te condamne à devenir l’instrument de ta perte : l’ambition effrontée dont tu fais preuve va maintenant se muer en un féroce appétit, qui finira par te priver de tout !

Ces paroles vindicatives permirent à Tékébor d’identifier son interlocuteur comme le dieu de l’acacia. Sitôt que ce dernier eut terminé son discours, une violente bourrasque se leva, arrachant aux branches de l’arbre mort ses milliers de feuilles. Un tourbillon vert se forma autour du dieu courroucé et l’entraîna au loin.

C’est à ce moment-là que le roi se réveilla, pâle et tremblant. Son rêve l’avait si profondément ébranlé qu’il en vint à se repencher sur sa récente conduite. Pour la première fois de sa vie, il se mit à douter de lui-même ainsi que de son humanisme acharné. Dans un frisson d’angoisse, il reconnut que le grand arbre ne gênait nullement son règne, et que tous deux auraient pu continuer à cohabiter intelligemment en se partageant l’amour du peuple.

Mais son repentir advint trop tard. Le mal était fait, le crime jugé et la sentence prononcée.

Dès le lendemain, des changements significatifs se produisirent dans la nature du roi.

C’était au moment du repas. Tékébor fit preuve d’un appétit inhabituel, comme si un immense trou noir avait remplacé son estomac et ses tripes.

On lui présenta sa portion régulière mais il la trouva bien chiche. À sa demande, on le resservit une fois, puis une deuxième, puis une troisième et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’y eût plus rien dans les plats ciselés d’étain.

Comme le prévoyait le protocole, les quatorze épouses de Tékébor étaient attablées avec lui. Elles ne manquèrent pas de s’étonner de son extraordinaire gloutonnerie.

– Que vous arrive-t-il, roi fortuné ? lui demanda la première dame. Seriez-vous donc à ce point affamé ?

– J’ignore ce qu’il m’arrive aujourd’hui, répondit-il, mais aucun plat ne parvient à apaiser ma faim. À ce propos, mon épouse, ajouta-t-il, verriez-vous un inconvénient à me céder votre riz à la cannelle ? Vous n’y avez pas touché à ce que je vois !

La reine ne se sentit pas le courage de lui refuser sa part. Ce n’était pas qu’elle dédaignait son bol de riz à la cannelle. Mais à vrai dire, elle était tellement occupée à observer le roi se goinfrer qu’elle en avait oublié son propre estomac.

Les épouses de Tékébor, ses serviteurs et ses commensaux, restèrent bien perplexes face à un tel comportement. Certes, le roi avait toujours eu bon appétit, mais rien de comparable avec ses derniers excès de bouche.

L’entourage du monarque n’était pourtant pas au bout de ses surprises. Les jours suivants, Tékébor ne fut plus obsédé que par cette fringale qui ne semblait pas décider à le laisser tranquille. A peine levé, il ordonnait qu’on lui préparât à manger. Il exigeait toutes sortes de viandes : bétail, gibier, sauvagine et même du poisson. Pour les accompagner, il lui fallait les mets les plus raffinés : miel, lait caillé, fruits secs, galettes de semoule et quantité d’épices ! Si bien que les réserves de la cité, les champs et le cheptel, allaient s’épuisant.

Mais l’appétit du roi ne se calma pas pour autant. Au contraire, il s’intensifia de jour en jour, et même de nuit en nuit. Tékébor ne parvenait plus à dormir tant la faim lui harponnait les entrailles. La quantité d’aliments qu’il ingurgitait était inefficace à le rassasier. Mais au fond, le roi avait-il réellement faim d’aliments ?

Accablé par un insatiable besoin, toute logique l’abandonna. Il n’était plus en mesure de poser le moindre raisonnement, encore moins de rapprocher son tourment de la malédiction que le dieu lui avait jetée en songe.

Ses facultés abâtardies par l’instinct ne lui permettaient plus que de se vautrer allègrement dans la gloutonnerie. Désormais, sa panse avide ne faisait plus la différence entre les produits délicats de l’art culinaire et la pâture des bestiaux. Il engloutissait tout ce que la terre comptait de comestible, animal ou végétal.

C’est de cette façon que la plaine environnant Qêla devint un désert aride : parce que le roi Tékébor en consomma toutes les ressources.

Cependant, le pays ne fut pas le seul à subir des transformations physiques. À cause des nouvelles mœurs qu’il avait adoptées, Tékébor aussi changea d’apparence. Sa bouche et son gosier s’élargirent pour absorber plus de nourriture à la fois. Son ventre se distendit et ses membres autrefois affûtés se couvrirent d’une épaisse couche de graisse, flasque et informe.

À force de mâcher, de déchirer, de broyer, ses dents s’aiguisèrent comme des rasoirs. Et ses yeux, qui ne se fermaient jamais, qui scrutaient sans cesse la moindre trace de nourriture, prirent un aspect saillant et globuleux. Ils protubéraient vilainement en lançant des éclairs avides autour d’eux.

À présent Tékébor ressemblait davantage à un ogre malveillant qu’au monarque glorieux de ses débuts. Ses proches, autant que son bon peuple, avaient peur de lui. Mais pas un n’osait exprimer le malaise général, aucune voix ne s’élevait contre ses agissements déréglés.

Il n’y a qu’en aparté que les langues se déliaient. On commençait à murmurer sous cape que le roi était maudit, que le dieu de l’arbre l’avait puni ainsi que toute la cité. Pourtant, personne hormis Tékébor n’avait eu de rêve prophétique. Mais il y avait suffisamment de signes pour tirer des conclusions. Même les esprits les plus obtus étaient capables de les interpréter.

De son côté, le souverain souffrait horriblement. Non seulement la faim ne lui laissait aucun répit, mais en outre, il était parfaitement conscient de sa métamorphose ainsi que des dégâts causés par l’une et l’autre.

Dans sa poitrine, sous les couches de graisse qui l’enserraient obscènement, son cœur pleurait et se repentait sans cesse. En revanche, son hideux visage ne savait plus exprimer qu’une seule émotion : la convoitise qui ne connaît ni larmes, ni pleurs.

Malheureux Tékébor ! Sa disgrâce n’était pas suffisante, le dieu de l’acacia voulait le contraindre à des actes plus abominables encore !

Voilà pourquoi, quand la pénurie fut annoncée, quand la famine menaça, il se mit à lorgner une nourriture interdite. Car maintenant, c’est devant les corps de ses congénères que sa bouche immonde salivait. Ce qui lui faisait envie, c’est la cuisse musculeuse de l’homme, la hanche galbée de la femme, les membres potelés de l’enfançon. Sa volonté, anéantie par les ravages de l’instinct, ne lui permit pas de résister longtemps à ces pulsions inavouables. Fatalité, le premier être humain victime de son appétit cannibale ne fut autre que son propre fils, le jeune prince, héritier du trône. Il se jeta sur lui et dans un grognement animal, n’en fit qu’une bouchée. Sous la pression de ses mâchoires infanticides, les os fragiles se brisèrent, les chairs tendres s’ouvrirent et le jus chaud de la vie coula.

Alors, pour la première fois depuis des semaines, Tékébor se sentit apaisé. La faim relâcha momentanément son emprise, comme le dragon s’endort après des siècles de lutte acharnée. Un autre sentiment plus dévastateur encore s’empara aussitôt de l’âme du monarque : la culpabilité, que lui dictait la conscience de ses actes. Puis, après les regrets coupables, il fit l’expérience d’une détresse infinie, bien plus grande que celle qu’il éprouva à la mort de son père, le roi Charif. Un râle inhumain s’échappa de son gosier, et la forteresse toute entière tressaillit : à Qêla, la gloutonnerie de Tékébor n’épargnerait rien ni personne !

La plainte terrifiante du roi réveilla chez ceux qui l’entendirent les souvenirs de temps plus reculés encore. Ces images avaient sommeillé pendant des millénaires dans les tréfonds de générations d’hommes qui s’étaient efforcés de les oublier. Le cri de Tékébor les ramena à la surface, comme le sinistre appel d’une sirène primitive. Ainsi, chacun se souvint honteusement comment avant la civilisation, avant l’âge de la raison, l’Humanité avait connu une ère de bestialité. Les tous premiers hommes, sauvages et brutaux, avaient voué un culte sanguinaire au Taureau sacré. En l’honneur de cette divinité noire et rouge, ils s’étaient adonnés à des pratiques scandaleuses, buvant le sang de leurs pères, mangeant la chair de leurs frères.

Et voilà que ces coutumes blasphématoires, que l’on croyait à jamais perdues, réapparaissaient par l’intermédiaire du roi Tékébor. Pourtant, c’était ce même roi qui avait promis à ses sujets la victoire de l’Homme lucide sur le sauvage superstitieux. Vaines promesses ! Maintenant, il leur réclamait un tribut honteux : tous les vingt-huit jours, il exigeait qu’on lui livrât un garçon ou une fille, qu’importe, pour étancher sa soif de sang, pour assouvir sa faim de sang. Car l’extase mêlée de culpabilité qu’il avait ressentie après avoir consommé la chair de sa chair n’avait duré que vingt-huit jours. Au bout de ce laps de temps, le dragon de son appétit s’était réveillé en exigeant de nouvelles victimes innocentes.

Ainsi le fantôme de l’antique Taureau s’était réincarné à Qêla sous les traits de l’ogre Tékébor. Et pas âme qui osa se dresser contre lui ! Le peuple moutonnier livrait docilement sa progéniture à la faim dévastatrice du tyran. Ses gênes ataviques le poussaient à se soumettre aux traditions atroces dans lesquelles l’espèce humaine avait vu le jour.

Pauvres sujets de Qêla ! Ils ne savaient que se lamenter et implorer le ciel de leur venir en aide. Ils étaient si hébétés qu’ils ne concevaient même pas l’idée de fuir ces parages maudits. Où seraient-ils allés de toutes façons ? Quel village, quel bourg, quelle métropole aurait accepté de corrompre sa réputation en accueillant les réfugiés de l’ignominieuse cité déchue ?

Grâce au ciel, il existe aussi des puissances favorables aux hommes dans ce monde ! L’une d’entre elles finit par entendre les gémissements des gens de Qêla.

C’est ainsi qu’un jour, un étranger se présenta aux portes de la forteresse.

Avant même qu’on le lui eût annoncé, le roi Tékébor sut que cet inconnu venait en libérateur. Il vit un homme robuste s’avancer vers lui, un homme fort et massif, au teint hâlé, au cœur brillant, comme le monde n’en fait plus désormais. Dans ce noble personnage s’exprimaient la patience des montagnes et la fureur de l’Océan. Tékébor reconnut en cet étranger le Héros des hommes en personne, celui qui parcourt sans fin le monde au secours des idéaux bafoués. Aussi vieux que l’Humanité elle-même, sage et guerrier à la fois, il avait connu les âges obscurs ainsi que l’éveil de la conscience.

Ô Héros ! Peux-tu imaginer combien le tyran monstrueux qui se tenait devant toi t’était par avance reconnaissant pour le geste que tu t’apprêtais à accomplir ? Par cet acte, tu allais délivrer Qêla du mal qui l’oppressait, tu allais libérer son suzerain de la gangrène qui le pervertissait.

Tékébor ouvrit les bras et t’adressa des mots de bienvenue par égard pour le rôle que tu avais accepté de jouer. Mais il était si contrefait que l’expression de sa sympathie t’apparut comme une insulte. Une telle méprise ne fit que raffermir ta décision. À le voir si répugnant, tu n’hésitas plus une seule seconde, tu n’éprouvas plus aucun scrupule.

Ô Héros ! Tu frappas, et tout fut terminé.

Texte : Sri Nath / Illustrations : Lakoo, Sri Nath