PINGREON :

la légende de Dispendion

L’avantage de vivre sur une île, c’est que le calme y règne : pas de passages de charrois, de commerçants pressés, ou de troupes militaires encombrantes. Le défaut de vivre sur une île, c’est que tout le monde se connaît, et que chacun connaît les qualités, mais surtout les défauts de ses congénères.

Sur une de ces îles vivait Pingreon. Et tout le monde savait que Pingreon était avare, même très avare, ce qui choquait de la part d’un jeune homme de vingt an  qui aurait pu être beau s’il n’avait pas été toujours mal fagoté de vieilles hardes rapiécées.

Evidemment, Pingreon n’offrait jamais d’aumône au mendiant qui git tous les jours sur les marches du temple de Poséidon. De même, il n’offrait jamais de friandises ou de petits gâteaux à la figue aux enfants qui font du porte à porte pour la fête de Cérès en chantant « Evohé, Evohé »…

Lorsque Pingreon se rendait au marché, sur le port, pour se procurer sa pitance qu’il cuisinerait lui-même (car il n’avait ni valet ni esclave qu’il aurait fallu nourrir), il discutait les prix à n’en plus finir, et ne manquait pas, lorsque le marchand lui proposait un montant, de hurler d’un grand « Hoouuhh !, » tel un loup affamé du Taygète ! Tout le monde savait que Pingreon possédait une cassette pleine de drachmes d’or qu’il devait cacher « les dieux savent où » dans les murs de sa maison ou dans un trou au fond de son champ de pourpier…

Mais tout changea le jour où sur l’agora, l’édile fit appel au peuple de l’île afin de venir en aide à une jeune veuve dont l’époux venait de disparaître en mer lors d’une de ses sorties à la pêche. Sa barque, vide, avait été drossée au rivage, et son bonnet aisément reconnaissable à son pompon rouge avait été jeté à la côte le lendemain. Cette jeune veuve se trouvait désormais sans ressources et comme il était de tradition dans le peuple de l’île, on fit appel à l’agapé publique pour l’aider.

Pour y répondre, chacun déclara qu’il lui donnerait  quelque chose. Untel donnerait un agneau, un autre prêterait son esclave pendant un an pour travailler son jardin, un autre partagerait le produit de sa pêche pendant deux lunes, et coetera, et coetera, comme disent les latins…

Et puis vint le tour de Pingreon de parler. Tout le monde pouffait déjà de rire pensant à l’avance à ce que répondrait cet avare. Ayant peur de manquer (comme disent les massaliotes), Pingreon bafouilla un peu, puis convint de céder à la veuve une grande jarre de jujubes qu’il avait cueillies la veille. Ouf ! personne n’éclata de rire… Sauf Hermès, in petto, qui sous les traits d’un pêcheur était mêlé à l’assemblée.

La jeune veuve fit alors le tour des généreux donateurs pour les remercier. La dame s’appelait Dispendia, et était une jeune beauté brune. Il faut savoir qu’elle adorait les jujubes, aussi, en arrivant devant Pingreon, ses yeux brillants et humides se fixèrent dans les yeux du jeune homme. A ce moment-là, Eros, qui avait été prévenu par Hermès, arma son arc et transperça le cœur de Pingreon. Ce dernier, au moment où le regard de Dispendia se fixait dans ses yeux, crut bien être frappé par la foudre de Zeus tant il se sentit remué des pieds à la tête ; une certaine partie de son individu réagissant même de façon tout à fait extraordinaire, et pour tout dire…déplacée. Dispendia s’en aperçut, et rabattant son voile bleu de veuve sur sa tête, elle s’approcha du visage de Pingreon, et le plus discrètement possible vint effleurer ses lèvres en un doux baiser.

Eros et Hermès qui s’étaient perchés au pinacle du temple de Poséidon, en voyant la scène, choquèrent vigoureusement leur paume droite en s’écriant « Tchèk », ce qui est un signe de satisfaction chez les dieux.

Dès lors, Pingreon devint le chevalier servant de Dispendia. Il ne se vêtit plus que de chlamydes aux couleurs éclatantes, consacra désormais tout son temps et toutes les drachmes d’or de sa cassette à sa belle. Celle-ci, d’ailleurs, n’hésita jamais à trouver une utilisation à cette petite fortune, tant en nécessaire qu’en superflu…Après l’année règlementaire de deuil, Pingreon épousa Dispendia, et chose extraordinaire, il abandonna son nom et demanda à ce qu’on l’appelle désormais Dispendion.

Moralité : Pour vaincre l’avarice, il n’est que l’intervention divine qui soit d’une quelconque utilité.

… Sinon, « Radin un jour, radin toujours ! ».