J’abuse !

C’est avec empressement que je vous écris. Je veux vous parler d’une chose qui m’importe que vous sachiez, et cette chose c’est vous. Ma nuit fut agitée à ne penser qu’à vous. Et bien le croirez-vous, jamais je ne fus indifférente de vous. Notre première rencontre, vous en souvenez-vous ? C’était il y a fort longtemps, du temps des grandes vacances, tandis que je trainais mon ennui, dans la chaleur de l’été. J’étais sans doute drôle à voir du haut de mes dix ans, penchant à la fenêtre ma douce mélancolie. J’étais en quête de quelqu’un ou de quelque chose. Mon frère l’avait remarqué les jours précédents. Un soir, dans le crépuscule flamboyant d’un mois de juillet chauffé à blanc, d’un air malicieux il me dit :

-Tenez sœurette.

-Qu’est-ce que c’est ?

-Une histoire fantastique.

Je saisis l’ouvrage écorné et, pour la première fois, j’empruntai une allée interdite, un voyage à rebrousse-temps. Oh oui sur le champ je vous aimé ! Dès les premiers alignements l’aventure était si palpitante que j’en oubliais de boire et de manger. Je m’étais déjà énamourée de vous ! Plus tard, vous m’avez présenté vos serviteurs : Jean, Gustave, Charles, Arthur, François, Guy, René, Albert, Ray, Philippe, Tracy, Omar, Emilie et tant d’autres …* Sans jamais me décevoir, vous fûtes mon compagnon d’infortune, mon colocataire docile, mes rêves inachevés, mes désirs inassouvis, mes secrets et mes silences, l’aide-soignant de mes blessures. Petit à petit, je me suis enhardie à vos jeux espiègles. Sur la neige d’une page, je vous ai invité à vous poser. Vous avez tapé du pied puis vous vous êtes laissé faire et j’ai tant aimé cela ! Je vous bouscule parfois, je vous force à aller en terres inconnues. Je vous emmène au creux des orages, sur les ailes d’un goéland par-dessus l’océan, à dos de lion, sous un iceberg, au cœur d’un volcan, dans le grand hiver… Je fais avec vous des sauces aigres-douces, des gratins de clair-obscur, des soupes de vers. Au gré de nos fantaisies, nous voilà dérivant sur des romans-fleuves… Puis, nous prenons des trains où l’on s’égare. Passé, présent, futur, vous conjuguez à tous les temps. A nous deux rien d’impossible et vous vous flattez d’être riche ! Vos baisers muets caressent mes pensées. Chasseur d’oubli, soyez le conservateur de mon esprit, mon ile déserte en liberté non surveillée. Ne me quittez pas même si je sais au fond que c’est vous qui aurez les derniers mots. Les mots du rêve.

Toute à vous.

*Jean (Giono), Gustave (Flaubert) , Charles (Baudelaire) Arthur (Rimbaud), François (Villon), Guy (de Maupassant), Albert (Camus) René (Barjavel) Ray (Bradbury) Philippe (K.Dick) Tracy