Histoire de Timothée

Timothée était un petit garçon de neuf ans. Sa vie ? L’affection de Maman et de Papa. Son école, avec Madame Davin, sa maîtresse qu’il aimait bien. Pépé, le père de son papa. Il lui apportait des biscuits « boudoirs » qu’il cachait derrière son dos lorsqu’il sonnait à la porte, et il l’emmenait à la pêche tous les jeudis de beau temps, sur les blocs de la digue du large.

Timothée n’était pas bien costaud. Il n’était pas très habile de ses pieds non plus. Alors, à chaque récréation, ses camarades organisaient une partie de « ballon » – aujourd’hui on dirait foot – et Timothée n’était jamais désigné pour faire partie d’une équipe – sauf si c’était le maître des grands qui faisait le sélectionneur, mais alors Timothée devait essuyer les quolibets de tous les autres « champions » ….

Par un beau jeudi de soleil qui s’annonçait, dès 7 heures Pépé était là avec ses cannes et le panier de la pêche. Timothée partit avec son grand-père en tramway.

La matinée se passa, et ça mordait… Quelques gobies, quelques girelles et un beau saran que le garçon eut du mal à décrocher de l’hameçon. Alors son grand-père sortit de sa poche un canif au manche semblant de nacre, orné d’un carré rouge avec une petite croix blanche. « C’est un couteau suisse » précisa Pépé. « Dégage l’hameçon… » Cela fait, Timothée voulut rendre le canif à son grand-père. Mais celui-ci lui dit « Garde-le. J’en ai un autre, et puis il est beau celui-là… » Tout heureux, Timothée se confia à son Pépé et lui raconta les parties de ballon à l’école : « Tu sais, Pépé, y’en a même un qui m’a dit – Timothée, ça veut dire que tu dois avoir peur de Dieu, alors ne viens pas nous gâcher la partie ! -Tu te rends compte ! » Le grand-père se mit à rire. « N’écoute pas ces galéjades. Tu es un garçon très intelligent, et moi je suis sûr que tu iras loin… Quand je serai plus là, tiens, t’y auras qu’à regarder le couteau suisse. Il te fera penser à moi et à ce que je viens de te dire…Oh pétard ! déjà midi ! Allez, on plie que je vais me faire gronder par ma belle-fille ! ».

Ce fut une belle journée. Hélas, après le beau temps, viennent souvent des nuages sombres… Quelques jours après ces belles heures ensoleillées, le grand-père de Timothée mourut subitement d’une « attaque » … Timothée serra très fort le petit couteau et sanglota doucement pendant des heures.

Passèrent les jours. Timothée grandit. Vint le jour du baccalauréat. La boule au ventre le matin. Le trajet à pieds jusqu’au lycée. Parvenu devant le grand portail, Timothée se dit « Et si je n’y allais pas ? ». Mais sa main au fond de sa poche trouve le canif suisse. Le garçon le regarde et entend la voix de Pépé « …et moi je suis sûr que tu iras loin… ». Alors Timothée respire un grand coup et entre d’un pas décidé. Résultat : mention très bien !

La faculté de médecine. Timothée se prit souvent à toucher le canif de son grand-père pour se donner du courage. Un jour, première dissection dans l’amphithéâtre. Tout le monde est dans ses petits souliers. Bien sûr, Timothée a bien manipulé le petit canif dans la poche de sa blouse avant d’entrer avec ses camarades. Et le professeur commence. A un moment, celui-ci s’écrie « Le scalpel, nom de Dieu ! Où est passé ce foutu scalpel !? » Alors, Timothée lève le bras et tend au professeur… son canif suisse, ouvert tel un « sabre au clair ». Le professeur s’esclaffe, ainsi que l’assistance, se saisit du canif et poursuit sa dissection. Celle-ci achevée, il rend l’objet à Timothée, après l’avoir bien nettoyé à l’alcool, et lui adresse un grand « Merci, cher collègue ! ».

Et puis il y eut Jeanine. La jolie infirmière était attirée par le jeune interne. Elle trouvait que Timothée, c’était charmant comme prénom… Alors cette idée d’aller passer la soirée avec lui au Star Dust, elle trouvait ça extraordinaire. Timothée se présente à l’entrée de la boîte de nuit avec Jeanine à son bras. Il se sent bien timide et son cœur bat un peu la chamade. Heureusement, dans sa veste il a le canif suisse. Le videur de service l’aperçoit en train de fouiller sa poche : « Qu’est-ce que t’as là mon gars ? Fais voir ». Timothée montre le canif. Le videur montre ses deux paumes : « Niet niet mon gars. Pas de lame dans l’établissement. Il faut me le donner… » Timothée répond : « Pas question. Puisque c’est ça, on ira ailleurs ». Et il tourne les talons en entraînant Jeanine, toute souriante et qui lui dit : « Allons chez moi, j’ai le dernier 45 tours des Beatles… ». Ce changement de programme, les chansonnettes de Lennon et Mac Cartney et la soirée qui s’ensuivit sont restés gravés dans la mémoire de Timothée…

Désormais Timothée est un chirurgien de renom. Il n’entre jamais opérer dans un bloc sans vérifier que son canif soit bien au fond de sa poche, bien abrité dans un sachet de plastique stérilisé.

Mais les temps vont bien changer. Des jeunes gens qui croient qu’ils doivent avoir peur de Dieu, des Timothées en somme, ont détourné deux avions de ligne et les ont précipités dans les gratte-ciels jumeaux de New York. Un horrible carnage. Une psychose mondiale va s’installer et le monde va se transformer.

Quelques semaines après, le docteur Timothée doit se rendre à un congrès international de chirurgie cardiaque à Chicago. Arrivé à l’aéroport de Roissy, il lit les nouvelles règles du transport aérien. Le canif ! Il ne pourra pas l’emporter avec lui. Après cinq minutes de réflexion, il avise le bureau de poste de l’aéroport. Il fait faire une photocopie du canif, et met le petit couteau dans une solide enveloppe qu’il adresse à son bureau de l’hôpital. Et le voilà parti vers les USA, avec la photocopie du couteau bien en évidence dans son dossier du congrès.

On pourrait encore trouver bien d’autres occasions où Timothée déjoua son angoisse à l’aide du petit canif.

Timothée est désormais professeur émérite. C’est-à-dire qu’il est retraité et se consacre dès qu’il peut à ses petits-enfants. Le dernier né d’entre eux a maintenant neuf ans . Et Timothée adore l’emmener à la pêche lors de matinées ensoleillées des vacances scolaires. On ne peut plus accéder aux blocs de la digue du large comme dans son enfance. Alors on se rattrape avec les épis de la plage. Et ce matin, Timothée est bien décidé à donner à son petit Lucas le canif suisse dont il ne sollicite plus trop l’intervention. Mais Lucas n’a aucun problème de confiance en soi. Lorsque Timothée lui tend le canif, bien décidé à raconter qu’il le tient de son grand-père, Lucas s’écrie : « Oh Papy, donne-moi le… Il ira très bien pour démonter mes Lego… ».

RICHELIEU