Le Grimoire, ou Livre des Ombres comme l’appellent les nouveaux courants magiques, est l’accessoire indispensable de tout bon sorcier, poète ou chasseur de chimère. C’est une somme de savoir acquise au contact du merveilleux.

Après des mois d’attente, Sri Nath nous offre enfin un deuxième extrait de son propre grimoire. 

Pour les férus de légendes et de psychisme, il existe une série de jeux vidéos extraordinaires : Shin Megami Tensei. D’origine japonaise, les différents titres constituant cette série vous permettent  de contrôler des héros, des dieux et des créatures issus du folklore international, sur fond d’apocalypse, de tarologie et de psychologie à la Carl Gustav Jung. En bref, que du bon !

En jouant à « Persona 3 », « Persona 4 » ou « Lucifer’s call » (les titres les plus connus de la saga), j’ai découvert bon nombre de personnages que j’ignorais totalement. À commencer par les démons de la goétie.

Mais je vois déjà une lueur d’incompréhension s’allumer dans le regard de certains d’entre vous.

LA GOETIE ? C’EST QUOI CETTE BÊTE ???

Non, ça n’a rien à voir avec un oiseau marin, dont le plus fameux spécimen se ferait appeler Jonathan Livingston. Ni même avec une pratique sexuelle déviante (quoique).

Bien que vous n’ayez jamais rencontré ce terme de votre vie, la goétie est un mot qui fait partie du dictionnaire français. Voui Madame ! À la lettre G, entre « goémonier » et « goglu »… vous ne savez pas non plus ce que goémonier et goglu veulent dire ? Eh ben, on est mal barré !

Si vous le voulez bien, ne commençons pas à nous éparpiller dans tous les sens et revenons-en à la goétie. Le vénérable Petit Robert en donne la définition suivante : « dans l’Antiquité, magie incantatoire par laquelle on invoquait les esprits malfaisants ». Le terme viendrait du grec « goêteia » signifiant « sorcellerie ». La goétie est donc une forme de magie noire, de commerce avec les esprits malfaisants, plus communément appelés « démons ». Mais pas n’importe quels démons. L’ouvrage intitulé « La petite clavicule de Salomon » nous apprend qu’il y en a 72 et qu’ils ont été enfermés par le roi Salomon, il y a bien longtemps de ça, dans un vase d’airain. Par la suite, les habitants de Babylone, croyant que le vase d’airain contenait un trésor, ont malencontreusement libéré les démons.

Si le roi Salomon a été en mesure d’emprisonner tous ces mauvais esprits, c’est parce qu’il était un mage renommé. Son sceau, que l’on connaît aussi sous le nom « d’étoile de David », est un puissant symbole magique qui permet de soumettre les génies, et qui contient en lui les 4 éléments (voir figure ci-contre). Il existe plusieurs légendes à propos du sceau ou anneau de Salomon. Certaines prétendent qu’il aurait été initialement confié à Adam, par Dieu en personne. Salomon en aurait hérité par la suite.

Je parlais tout à l’heure de « La petite clavicule de Salomon » comme référence en matière de goétie. Sachez qu’il existe aussi une « Grande clavicule de Salomon » qui est le pendant bénéfique de « La petite clavicule ». « La grande clavicule » est un manuel de magie blanche permettant de rentrer en contact avec les 72 anges des choeurs célestes. Quant aux démons décrits dans « La petite clavicule », ils ne sont pas si éloignés que ça des anges. En effet, les 72 démons de la goétie seraient en réalité des anges déchus, qui appartenaient autrefois aux choeurs célestes mais qui se seraient rebellés contre Dieu en même temps que le vilain Lucifer !

Bien sûr, ceci est la version  judéo-chrétienne de l’histoire. Dans les faits, les démons de la goétie sont pour la plupart des divinités de l’Antiquité, diabolisées par les religions monothéistes.

MAIS VENONS-EN AU FAIT !

Donc, parmi ces 72 démons de la goétie (qu’importe leur origine) il y en a un qui me plaît bien, c’est Orobas. Et ne me demandez pas pourquoi parce que je serais bien incapable de vous répondre !

Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est qu’Orobas est le 55ème démon de la goétie. « La petite clavicule de Salomon » le présente comme : « un prince puissant qui apparaît d’abord sous la forme d’un cheval. À la demande de l’invocateur, il prend l’apparence d’un homme. Son rôle est de révéler toutes les choses passées, présentes et à venir ; également de donner des dignités, des hautes fonctions religieuses, ainsi que la faveur des amis et des ennemis. Il donne des réponses véridiques sur la divinité et sur la création du monde. Il est très fidèle au sorcier. Il gouverne 20 légions d’esprits… »

Comme tous les autres démons, Orobas possède un symbole qui permet de l’invoquer et que voici :

Le « Dictionnaire infernal » de Collin de Plancy, qui est également une référence en matière de superstitions diverses, n’apporte pas plus d’informations au sujet d’Orobas. Il ne fait que reprendre plus ou moins les mots de « La petite clavicule ». Il a néanmoins l’avantage d’avoir été illustré, et la gravure d’Orobas qui y est présentée est devenue la référence absolue.

ET C’EST TOUT ?!

Ca pourrait l’être en effet, si l’on n’était pas plus persévérant que ça. Car en dehors des ouvrages cités précédemment, et qui se paraphrasent les uns les autres, difficile de trouver plus de documentation sur Orobas ! N’importe quel site Internet traitant des démons de la goétie vous ressortira d’ailleurs les mêmes infos (Wikipédia en tête).

Il existe pourtant un texte quasiment méconnu, qui apporte d’inestimables précisions au sujet d’Orobas. Ce texte constitue l’un des chapitres d’un livre appelé « Les indiscrétions de Maître Trinomus », qui date vraisemblablement du 17ème ou du 18ème siècle. Ce livre est une vraie pépite, pleine de chroniques et de ragots plus ou moins douteux sur des personnages légendaires, comme si ces personnages avaient réellement existé. L’ouvrage a dû souffrir de la censure à l’époque de sa publication. Ce qui explique certainement qu’il soit complètement tombé dans l’oubli. J’en ai trouvé une vieille édition sur un site canadien, avec d’autres vieux bouquins plus intéressants les uns que les autres.

Même si le texte est long, il est si précieux pour la compréhension du personnage d’Orobas, que je ne peux m’empêcher de le reporter en ces pages. Je précise que j’ai dû réécrire certains passages vu que le français employé était un tantinet archaïque. Voici donc le texte en question :

« Il me faut maintenant parler de la reine Sémiramis.

Comme chacun le sait, cette souveraine est la fondatrice légendaire de Babylone, cité biblique qui fit beaucoup parler d’elle, notamment à cause de sa tour et de ses jardins suspendus.

De nombreux auteurs de l’Antiquité ont tenté de raconter la vie de Sémiramis. En général, ils se sont bornés à expliquer les circonstances miraculeuses de sa naissance, ainsi que les exploits guerriers qui firent d’elle l’égale des plus grands héros masculins.

Pour ma part, je donnerai de sa vie une toute autre version, où le merveilleux tient une part plus importante encore que les précédents récits qui en furent faits. Cependant je prie mon aimable lectorat de prendre ce qu’il va lire au sérieux, car je tiens cette histoire d’une source plus fiable que celle de n’importe quel autre auteur.

Pour commencer, je reviendrai sur la naissance de Sémiramis. Diodore de Sicile affirme qu’elle était la fille d’une déesse syrienne nommée Dercéto qu’il décrit comme une espèce de sirène, mi femme mi poisson. Il dit que cette déesse avait offensé Vénus sans donner plus de précision sur la nature de l’offense. Il affirme encore que, pour se venger de Dercéto, Vénus aurait inspiré à cette dernière une passion humiliante pour un jeune pêcheur de moindre importance. En effet, quoi de plus offensant pour une déesse poisson que de tomber dans les filets d’un pêcheur, ces filets dussent-ils être tissés par les liens de l’amour ?

C’est de l’union de Dercéto avec ce jeune laboureur de la mer que serait née Sémiramis.

Ma version de cet épisode correspond à peu près à celle de Diodore de Sicile, bien que je sois en mesure d’apporter quelques éclaircissements sur certains points obscurs.

D’abord, je connais l’origine de la mésentente entre les deux déesses : la jalousie. En effet, Vénus jalousait la beauté de Dercéto, dont la nature hybride correspondait davantage aux canons de beauté du monde divin.

D’autre part, je suis en mesure d’affirmer que ces deux divinités partageaient des liens de sang : elles étaient sœurs et plus encore jumelles, nées en même temps de l’écume de la mer. Pour preuve, elles partageaient le même oiseau fétiche, à savoir la colombe. Mieux encore : en plus de sa queue de poisson, Dercéto possédait des ailes de colombe que sa jumelle lui enviait grandement.

En revanche, j’ignore pourquoi avec le temps, la réputation de Vénus a fini par éclipser celle de sa sœur, ni pourquoi leur lien de parenté a totalement disparu des mémoires.

Quoi qu’il en soit, la passion que Dercéto ressentit pour le jeune pêcheur anonyme fut aussi intense qu’elle fut brève, du fait de la malédiction qui en était à l’origine. Quand la déesse s’aperçut qu’elle avait été la dupe de sa sœur, elle se jura de ne plus jamais tomber sous le joug de l’amour qui apparaissait à ses yeux comme un pur instrument de tromperie. De même, elle se mit à mépriser tous les hommes qu’elle considérait désormais comme les complices de sa rivale.

Ce qui ne l’empêcha pas de mettre au monde la petite Sémiramis. Bien que Dercéto se félicitât d’avoir donné le jour à un individu de sexe féminin plutôt qu’à un garçon, elle dut néanmoins se résoudre à abandonner l’enfant. En effet, il lui était impossible d’élever la fillette dans son palais sous-marin, aussi vrai que celle-ci n’aurait pas survécu dans un environnement si peu propice à la nature humaine. On raconte que Dercéto prit conscience de ce fait au moment d’accoucher, alors qu’elle se trouvait justement dans son royaume sous la mer. Pour éviter que le nourrisson ne se noyât, on prétend qu’elle supplia Lucine, la déesse de l’enfantement, de lui venir en aide. Cette dernière, prise de pitié, aurait accordé au nouveau-né un sursis qui lui aurait permis de respirer quelques temps sous l’eau, comme un poisson. Une fois Dercéto remise de l’accouchement, elle aurait conduit sa fille sur la terre ferme qui était pour elle un milieu plus approprié. On explique par cette fable l’affinité des nouveau-nés avec l’élément liquide, affinité qu’ils n’auraient pas partagé jusque-là.

Pour ma part, cette explication me paraît quelque peu extravagante, et je préfère imaginer qu’en mère consciencieuse, Dercéto accoucha directement sur le rivage. Elle confia ensuite son enfant à un couple de colombes qui nichait non loin de là. Leur nid se situait à peu de distance de la ville d’Ascalon, qui était justement placée sous la protection de la déesse.

Les colombes s’occupèrent de la fillette comme si elle fut leur propre oisillon. Elles agrandirent leur nid pour que Sémiramis y fût à l’aise et allaient voler le nécessaire à sa survie chez les marchands et les habitants de la ville voisine. Ainsi les années passèrent et l’enfant grandit rapidement. Elle devint une jeune femme belle comme une déesse, gracieuse et légère comme un oiseau, mais avec dans le cœur une rage virile dont l’origine demeure bien mystérieuse. On suppose que c’est la haine de sa mère pour les hommes qui lui avait inspiré ce trait de caractère. À moins que ce ne fût un héritage paternel. Mais cela on ne pourra jamais le vérifier puisque le pêcheur qui servit de père à Sémiramis n’est resté dans l’histoire que pour son insignifiance.

Toujours est-il que Dercéto rendait de fréquentes visites à sa fille afin de ne pas rompre totalement le lien avec elle. Elle lui apprit la vérité sur ses origines en ne lui épargnant aucun détail, pas même les moins flatteurs pour sa divine personne. Elle lui enseigna le langage des dieux, des animaux ainsi que celui des hommes. Et à cause des enseignements de sa mère, la jeune Sémiramis développa une méfiance naturelle envers le sexe masculin, mais aussi envers les choses de l’amour.

Quand le nid des colombes fut trop exigu pour elle, Dercéto lui rendit une dernière visite afin de l’inciter à rejoindre la cité d’Ascalon. En effet, la déesse-poisson avait de grandes ambitions pour sa fille. Elle voulait qu’elle fît son entrée dans le monde des hommes afin de le dominer, par pure vengeance de l’humiliation qu’un seul homme lui avait fait subir. De même, elle imaginait que sa progéniture ne succomberait jamais au désir qu’inspire aux femmes le sexe masculin, et que ce serait un moyen de narguer sa jumelle qui s’était jouée d’elle par le biais de l’amour. Mais l’amour est rusé, et nous verrons comment il s’y est pris pour contrarier les plans de la rancunière Dercéto.

Pour que Sémiramis fît une entrée éclatante dans la cité d’Ascalon, la déesse à queue de poisson la para des plus beaux atours, de perle, de nacre et de corail, mais aussi d’une fine tunique blanche, tissée dans l’écume marine. Puis elle fit venir un magnifique étalon qu’elle lui donna pour monture. Ce cheval avait nom Aspasus et on le considérait en ce temps comme le roi des équidés. Sa robe était d’un noir d’encre avec des reflets gris et bleus évoquant une mer orageuse. Son père était l’un de ces chevaux marins que les Anciens nommaient « hippocampe » et qui sortit un jour des profondeurs de l’océan pour s’accoupler à une jument terrestre.

La double nature qu’il avait héritée de ses parents conférait à Aspasus un caractère si fougueux et indomptable qu’aucun homme n’avait jamais réussi à le monter. Pourtant, l’étalon accepta de se soumettre aux cuisses de Sémiramis, aussi vrai que cette dernière était la fille de la déesse de la mer à qui il devait allégeance de par ses origines. Ainsi parée, et juchée sur l’étalon hybride, Sémiramis ressemblait à la divine Thétis en personne. Elle fit ses adieux aux dévouées colombes qui avaient veillé sur son enfance et s’en fut vers Ascalon, pour répondre aux désirs de sa mère.

Comme on peut s’en douter, son entrée dans la cité provoqua un grand émoi parmi la population. Les badauds ne tardèrent pas à se masser autour d’elle, venant admirer celle qu’ils prenaient pour une océanide ou pour une fille du Vieillard de la mer. La rumeur qu’une déesse venait de franchir les portes de la ville ne tarda pas à se répandre jusqu’au palais d’Onnès, le gouverneur d’Ascalon. Onnès était un homme avisé et subtil, qui avait appris à craindre la ruse des femmes. On prétend que c’est pour cette raison qu’il préférait la compagnie des hommes, tant dans ses activités diurnes que dans ses occupations nocturnes. En cela il était tout l’opposé du grand roi Ninos, son cousin, qu’il recevait justement en ce jour. Ninos était viril et orgueilleux, il aimait la guerre et les femmes.

En entendant les clameurs suscitées par l’arrivée de Sémiramis, Onnès redouta que la présence d’une déesse n’appelât quelque catastrophe sur la cité. Au contraire, Ninos en fut particulièrement flatté. Malgré leur réaction divergente, les deux souverains se rendirent ensemble sur place pour constater de quoi il retournait exactement.

Tous deux furent saisis de stupéfaction en découvrant la grâce et la majesté qui se dégageaient de la jeune Sémiramis. Ils ne doutèrent pas un instant de se trouver en présence d’un être à la nature supérieure. Comme ils lui posaient des questions sur son identité et ses origines, Sémiramis leur répondit de façon très évasive et avec une hauteur qui frisait l’insolence. Elle leur dit qu’elle n’était point une déesse mais la fille de deux pigeons d’Ascalon, ce qui, reconnaissons-le, peut s’avérer lourd de sous-entendus quand on s’adresse à un monarque. Son attitude déplut fortement à Onnès qui se sentit conforté dans ses craintes. En revanche, l’effronterie dont faisait preuve Sémiramis piqua le désir du grand roi Ninos. Il se dit que conquérir l’amour et la confiance d’une telle amazone serait pour lui la plus glorieuse bataille de sa carrière, et il se mit en tête d’en faire son amante. Il invita Sémiramis à les suivre, lui et son cousin, au palais princier, et Sémiramis ne refusa point son invitation car elle sentit là un moyen d’atteindre les buts que lui avait fixés sa mère, la divine Dercéto. En effet, en voyant le respect dont faisait preuve la foule à l’égard de Ninos, Sémiramis avait bien compris qu’il s’agissait là d’un personnage important.

Et voilà comment la future reine de Babylone entra dans la vie du roi Ninos et qu’elle entama son incroyable ascension.

Comme je le signalais précédemment, les Anciens possédaient une version très différente de cette histoire. Diodore de Sicile, pour ne parler que de lui, situe l’action non pas sur le littoral marin, mais au bord d’un lac consacré à Dercéto, non loin de la ville d’Ascalon. Il mentionne les colombes ainsi qu’un berger du nom de Simmas. Ce brave homme aurait recueilli la fillette et l’aurait élevée comme sa propre enfant. Diodore parle aussi d’Onnès et en fait le premier époux de Sémiramis avant le roi Ninos. Il propose ensuite plusieurs versions de son accession au pouvoir. Mais comme la plupart ne me paraissent pas satisfaisantes, parce qu’elles ne concordent pas avec l’aversion naturelle de Sémiramis pour les hommes, j’arrêterai de m’y référer pour me consacrer uniquement à mon propos.

Ainsi donc, après cette rencontre, le désir de Ninos pour Sémiramis allait grandissant. Contre l’avis de son sage cousin, qui ne cessait de le mettre en garde, Ninos décida d’emmener la jouvencelle dans sa capitale, la fière cité de Ninive.

Sémiramis consentit à le suivre car cela servait ses ambitions. En revanche, elle refusait catégoriquement de se donner charnellement au roi quand celui-ci la pressait de le faire. Et bien entendu, plus Sémiramis repoussait ses avances, plus le désir de Ninos croissait avec ardeur. Mais comme il était réellement épris de la jeune femme, et qu’il voyait dans sa conquête un défi digne de lui, il refusait de prendre par la force ce qu’elle aurait dû consentir à lui donner de bonne grâce. Tout au contraire, il se dit qu’en usant de finesse, il parviendrait peut-être à ses fins et que sa victoire n’en serait que plus retentissante.

Bien que Ninos fût un grand admirateur du corps féminin, il n’avait pas moins une vision très étriquée de la nature féminine. Il songea qu’en flattant Sémiramis, en la cajolant et en la comblant de présents, il arriverait enfin à obtenir ses faveurs. Mais là encore, rien n’y fit. Adulée et gâtée comme une reine, sans en avoir officiellement le statut, la jeune femme ne conserva pas moins son air hautain et plein de défi.

N’y tenant plus, Ninos finit par lui demander ce qu’elle attendait de lui en échange de leur union charnelle. Il commit là la pire erreur stratégique de sa vie. Car Sémiramis profita de l’occasion pour exiger du grand roi l’impensable : elle lui réclama ni plus ni moins que le pouvoir absolu. Pendant une semaine tout entière, elle devrait être traitée comme la grande reine, gouverner les armées, rendre la justice et avoir décision de vie et de mort sur tous les sujets du royaume, y compris sur Ninos lui-même.

Le roi ne se rendit pas compte du danger que comportait une telle requête. Tout au contraire, il se dit qu’il n’en attendait pas moins de sa favorite, et que pareille demande correspondait bien à son tempérament ambitieux. Sans se douter le moins du monde des conséquences fatales que cette décision aurait sur sa vie, il exauça les vœux de la jeune femme.

Dès le lendemain, Sémiramis fut placée sur le trône, et la couronne royale sur sa tête. Tous les ministres, les généraux et les dignitaires du royaume reçurent l’ordre de lui obéir comme si elle fût le grand roi en personne, et tous se plièrent à cette exigence en se prosternant devant leur nouvelle souveraine.

Quand le cérémonial fut achevé, Ninos contempla Sémiramis avec admiration, car elle avait une allure noble et redoutable qui seyait parfaitement à la fonction de suzerain. Il lui demanda quelle serait sa première action en tant que grande reine, et elle lui répondit avec mépris : « Que l’on jette Ninos en prison ! »

Il est aisé d’imaginer le trouble que suscita une telle déclaration. Tandis que les ministres ne savaient pas comment réagir, Ninos éclata de rire croyant à une plaisanterie. Mais sa bonne humeur disparut vite quand il comprit que Sémiramis ne plaisantait guère. Elle renouvela son ordre jusqu’à ce que la garde s’emparât du souverain déchu et le jetât dans le cachot le plus sombre et le plus sinistre de Ninive.

Et voilà comment Sémiramis accéda à la royauté au dépend de son prétendant qu’elle laissa croupir en prison jusqu’à son dernier souffle. Car Sémiramis faisait si peu de cas de Ninos que pas une seule fois elle n’alla le visiter au fond de sa geôle. Pour elle, Ninos avait cessé d’exister dès lors où il lui avait cédé le trône. Du reste, elle exigea qu’on ne lui portât ni boisson ni nourriture pour que son trépas fût plus rapide. Ainsi elle en serait prestement débarrassée et jouirait plus vite du pouvoir absolu. Ninos finit donc ses jours dans l’enfermement le plus total, dans la solitude et le dénuement les plus complets. Il expira avant le terme de la semaine où Sémiramis était censée lui rendre le pouvoir, non seulement à cause des mauvais traitements qu’il subissait, mais aussi et surtout à cause de la blessure d’amour que lui avait infligée la trahison de son aimée. Avant de mourir, il eut néanmoins le temps d’adresser une prière à Vénus, protectrice des amoureux. Il conjura la déesse de le venger et de punir Sémiramis pour ne pas avoir répondu à son affection, pire encore, pour s’en être servie à ses dépens.

Il mit tellement de cœur dans cette ultime prière, que Vénus l’entendit et le prit en pitié. Certes elle ne l’enleva pas au sort funeste qui l’attendait, mais elle fut bien décidée à appliquer un juste châtiment à celle qui se permettait de bafouer si effrontément son emprise divine sur les êtres.

Ainsi, la déesse Vénus s’intéressa de très près à la reine Sémiramis. Pour ce faire, elle missionna son fils Antéros, défenseur de l’amour réciproque et jumeau du chérubin lanceur de flèches. Antéros fut chargé d’espionner Sémiramis pour trouver un moyen de la punir à hauteur de son crime. Il se rendit à Ninive sans attendre. Drapé dans une invisibilité surnaturelle, il se mit en embuscade et suivit Sémiramis dans ses moindres déplacements, attendant le meilleur moment pour frapper.

Depuis la mort de Ninos, la jeune reine s’était pleinement installée dans son rôle de monarque. Elle dirigeait le royaume d’une main de fer et avait développé un sérieux penchant pour l’art de la guerre. En très peu de temps, elle conçut de nombreux projets de conquête afin d’agrandir le territoire dont elle s’était accaparée par ruse.

Ses généraux ne manquèrent pas d’acclamer ses dispositions martiales, eux qui redoutaient l’affaiblissement de leur caste avec l’arrivée d’une femme au pouvoir. Cependant, ils se rendirent vite compte que Sémiramis n’avait aucun attrait pour ce qui occupait habituellement son sexe. Les parures, les vêtements, les bijoux l’indifféraient. Elle se débarrassa de tous ceux que Ninos lui avait offerts pour ne plus revêtir que le costume masculin : la tunique, le pantalon et le bonnet. Il lui était ainsi plus facile de se déplacer, de s’entraîner à la guerre et de monter à cheval. Désormais, sa seule préoccupation était d’étendre son empire au monde. Et par-dessus tout, elle méprisait les choses de l’amour qu’elle regardait comme la plus abjecte des faiblesses.

Elle clamait à qui voulait l’entendre qu’aucun homme ne la possèderait jamais, et que ses cuisses ne s’ouvriraient que pour une seule créature : Aspasus, le bel étalon que lui avait offert sa divine mère. Ces propos ne comportaient aucune allusion obscène. Ils signifiaient seulement que les cuisses de Sémiramis étaient tout entières dédiées à la guerre et à l’équitation plutôt qu’aux plaisirs vénériens. Pourtant le rusé Antéros, qui eut maintes fois le loisir d’entendre pareille fanfaronnade depuis son embuscade, vit là un bon moyen de punir l’orgueilleuse reine. Plutôt que de cribler son corps de flèches jusqu’à ce que mort s’ensuivît, il voulut que son châtiment fût exemplaire et moralisateur. Il décida donc de prendre Sémiramis au mot, et de ne pas décevoir ses affirmations inconsidérées.

Un jour que la reine était à l’écurie, bouchonnant son cheval qu’elle affectionnait tant, Antéros arma une flèche sur son arc sournois. Ce n’était pas une arme mortelle, bien que les blessures qu’elle infligeât pussent se révéler plus dévastatrices que la mort elle-même. Il n’y avait pas de fer ni d’acier dans sa pointe. Il ne s’y trouvait que de la passion, une passion déraisonnée et hautement concentrée, celle-là même que Sémiramis aurait dû donner au malheureux Ninos, en échange de la vénération qu’il lui avait portée.

Antéros arma donc ce carreau vengeur, il banda son arc et tira. Et malgré la cuirasse d’insensibilité qui le défendait, la flèche du dieu se fraya un passage jusqu’au cœur de Sémiramis, dans lequel elle se ficha avec précision.

Alors la fille de Dercéto se sentit submergée par une vague de désir tout aussi irrépressible qu’un raz-de-marée. Tandis que le flux passionné se répandait en elle comme une crue printanière, sa poitrine se mit à bouillir, son ventre, sa gorge, son visage et jusqu’à ses cuisses qu’elle croyait pourtant incorruptibles.

Un tel bouillonnement des sens aboutit à un évènement sur lequel je ne m’appesantirai pas, tant il procède d’une abomination qui injurie à elle seule les règles les plus élémentaires de la civilisation. Je me dois néanmoins d’en toucher deux mots pour parachever le devoir de transmission que je me suis fixé, en me lançant dans la rédaction de cet ouvrage. Afin que mon lecteur comprenne de quoi il retourne, et dans l’idée de préserver au mieux sa pudeur, je dirai simplement que, comme à son habitude, Sémiramis ouvrit les cuisses pour accueillir son étalon mais que, pour une fois, ce ne fut pas le cheval qui joua le rôle de monture…

Ainsi l’ignominie fut commise, et la reine Sémiramis piégée par l’amour comme sa divine mère avant elle. De là une bonne leçon à tirer : l’Amour triomphe de tout. Et encore une autre : inutile de chercher à entraver l’inéluctable, car il se produit en dépit de toutes nos résistances, par des voies insoupçonnées et souvent plus dangereuses que si l’on avait laissé faire les choses.

De cette union furtive et contre nature naquit une créature monstrueuse qui se tenait debout comme un homme, qui parlait le langage des hommes, qui avait le don de prophétie et la longévité d’un dieu, mais dont la tête était celle d’un cheval. Cet être fabuleux reçut le nom d’Orobas. La reine Sémiramis, sa mère, le cacha à la vue du genre humain. Cependant, Orobas n’était jamais loin d’elle et il lui prodiguait de précieux conseils. Lorsque Sémiramis fit bâtir la Tour de Babel, il s’y enferma dedans, et la reine venait le consulter comme un oracle. C’est en partie grâce à ses prédictions qu’elle parvint à étendre son empire et à accomplir les merveilles qui firent sa renommée.

À la mort de Sémiramis, Orobas demeura encore longtemps dans la Tour de Babel, jusqu’à ce que le roi Salomon l’emprisonnât dans un vase d’airain avec les soixante et onze autres démons de la goétie qu’il considérait comme rebelles à son Dieu.

Peu d’hommes eurent vent de cette affaire, ce qui explique pourquoi l’Histoire n’en garde pas trace. On en trouve cependant un vestige dans l’œuvre de Pline l’Ancien, lorsque celui-ci évoque les rapports sexuels que Sémiramis aurait entretenus avec son cheval. De même chez Hygin le fabuliste.

En ce qui me concerne, j’ai entendu cette anecdote de la bouche même du démon Orobas, avec qui j’ai tissé des liens familiers. C’est pourquoi, je le répète, ma version des faits doit être prise avec le plus grand sérieux. »