Gloire et déchéance de Roberto.

Un homme qui avait confiance en soi, c’était bien Roberto.

Jeune élève officier de la Marine Marchande italienne, il répétait à chacun que ce qu’il désirait comme avenir, ce n’était pas de commander un cargo, un pétrolier ou un porte-conteneurs, aussi gros fussent-ils, mais de commander des paquebots.

A l’école supérieure des officiers de la Marine Marchande de Livourne, on les lui avait souvent cités ces paquebots mythiques qui avaient fait flotter le tricolore vert-blanc-rouge sur toutes les mers du globe, depuis le mythique REX, détenteur du Ruban Bleu jusqu’à l’infortuné ANDREA DORIA, envoyé au fond de l’Atlantique par un infâme paquebot suédois qui l’avait éperonné dans la brume…

Alors, son brevet de capitaine au long cours en poche, Roberto avait embarqué sur des paquebots, d’abord comme lieutenant, puis premier lieutenant, puis second capitaine, et enfin, depuis six années, il pouvait faire briller ses quatre galons de jeune commandant de quarante ans.

Qu’il était beau, Roberto, avec sa tenue blanche de commandant ! Et comme il connaissait parfaitement tous ces beaux navires qui se ressemblaient, tous ces officiers sous ses ordres, aussi bien sur le pont que dans les machines, et comme il avait pleine confiance dans la connaissance qu’il avait de toute cette belle mécanique bien huilée qui ronronnait même au cœur des tempêtes. Toute cette confiance qu’il avait en lui ruisselait de sa personne là où elle pouvait le mieux s’exprimer, aux tables des restaurants trois étoiles de ses navires où il restait toujours « le Commandant » et où se pressaient les plus belles des passagères pour figurer à sa table et bien souvent poursuivre leur soirée dans sa cabine, ou plutôt son appartement situé juste derrière la passerelle…

Et puis vint cette funeste soirée… La fête battait son plein au restaurant gastronomique situé à l’arrière du beau CONCORDIA, ce géant de croisière qui sentait encore le neuf. Roberto avait déjà trinqué plusieurs fois avec cet excellent champagne français. La croisière touchait à sa fin, et le paquebot rejoindrait Marseille à sept heures le lendemain matin. En cette soirée déjà avancée, le Commandant effectuerait une « tournée des popotes » des six restaurants. Mais il quitta sa table, car une tâche à laquelle il tenait l’attendait. Le navire approchait tous feux allumés de l’île du Giglio, et il appréciait particulièrement de prendre lui-même les commandes du gouvernail afin de ranger au plus près le petit port de pêche et de faire retentir toutes les sirènes de son navire pour saluer tous ses anciens collègues qui avaient pris leur retraite sur cette île paisible. Cela s’appelait « l’inchino » c’est-à-dire « le salut »…

Parvenu sur la passerelle, il regarda rapidement l’écran du radar et réprimanda le garçon qui tenait la barre à ce moment : il irait sur les rochers s’il continuait. Dans un élan de la confiance qu’il éprouvait en lui-même, il poussa le pauvre timonier de côté et empoigna lui-même le joy-stick. Un coup de barre sur la droite éloignerait le bateau du danger…Mais… Mais le vent n’était pas nul et venait de côté… L’énorme masse s’éloigna de la côte, mais pas suffisamment, et elle pivota sous l’effet du vent… Un craquement sinistre fit frémir le paquebot qui venait de heurter un récif avec son arrière… Soudain plus d’électricité, plus de transmissions, plus de machines. Le beau navire qu’envahissait la mer commença à pencher fortement sur sa gauche, puis sous l’effet du vent et des gouvernails bloqués à gauche, le bateau revint vers l’île et se mit à pencher de l’autre côté. Il vint accoster avec fracas la côte rocheuse tout près du port. Roberto prit soudain conscience que son navire n’irait jamais plus loin : il était perdu.

Alors, plutôt que de penser dans l’immédiat à ce qu’il devait mettre en place d’urgence pour évacuer au mieux les quatre mille âmes qu’il avait en charge, lui le seul maître après Dieu, il n’eut qu’une seule idée en tête : quitter au plus vite ce navire agonisant. Ce qu’il fit en entraînant dans sa désertion quelques marins aussi paniqués que lui. Plus rien ne comptait pour lui qu’effacer l’énorme faute de sa mémoire. Où était passée sa belle confiance en lui ?

Roberto ? Mais il ne voulait plus être Roberto… Il songea à ôter son gilet de survie et à se jeter à l’eau. C’est la radio qui le tira de cette errance : Le Capitaine du port de Civita Vecchia, qu’il n’avait quitté que deux heures auparavant, lui enjoignait de remonter immédiatement à bord du paquebot couché sur les rochers. Après de nombreuses menaces il dut s’y résoudre, mais à bord régnait le plus immonde des désordres. Ce furent les serveurs et serveuses philippins des restaurants qui prirent un semblant d’initiative pour évacuer au mieux les passagers hébétés.

Bien sûr, Roberto eut à répondre de ses actes qui causèrent la mort de trente-deux personnes et la perte du navire, et écopa de seize années d’emprisonnement.

Depuis ce jugement, au fond de sa cellule, il songe sans cesse à cette belle confiance qu’il avait en lui, et qui, pensait-il jadis, ne le quitterait qu’avec la vie…

Richelieu