Dans la nuit glaciale, une ombre surgit du Palais des Doges pour se perdre rapidement dans les ruelles de Venise. Cette ombre est la mienne, Giacomo, et je viens de dérober au Doge un coffret en bois empli de pièces d’or. Je fuis vers le canal pour trouver une barque qui me mènera à la Giudecca.  

  • Giacomo, murmure Venise, n’es-tu pas l’homme de confiance du Doge ? Ne répares-tu pas discrètement toutes les malveillances de celui-ci auprès de la population ? Nous le savons, le doge Alvise est un homme de mauvaise réputation, paresseux. Il dépense tout notre argent en festivités, en gloutonneries innommables auxquelles il invite souvent des jeunes femmes pour se venger de la sienne qui a une forte influence politique. Dans mes ruelles, il a même été rapporté de source sûre que l’anneau du doge a été retrouvé dans les mains d’une noble dame, Donna Claudia. Je sais que tu fermes les yeux sur tous ses débordements et que tu essaies de le servir avec fidélité, tu es un homme tempérant, charitable et doux. Alors qu’as-tu fait ? Pourquoi fuis-tu ? 

Dans ma course folle, les images de cette soirée me reviennent. Je suis en train d’aider le Doge  à s’habiller pour un banquet, quand celui-ci va chercher un coffret. Il l’ouvre cérémonieusement comme à son habitude et contemple les pièces d’or à son effigie. Puis il me fait remarquer avec orgueil  son beau profil. Il semble de bonne humeur. Je profite de ce moment pour lui demander quelques pièces pour soigner ma grand-mère et lui adoucir ainsi son quotidien. J’ose espérer qu’il accepte mais le doge est avare et éclate de rire en se délectant d’un « non ». Il ferme sèchement son coffret et cache la clé sans prêter attention à ma personne. Durant le banquet, j’observe mon maitre se débaucher. Pour la première fois la colère m’habite, me vient alors une phrase que ma grand-mère avait appris par Casanova, un de ses anciens amants : « Suis ta volonté ou plus simplement fais ce qu’il te plait ! » Alors n’y tenant plus, je cède à l’envie de voler le coffret. A présent, Venise, je cours dans tes ruelles mal éclairées pour échapper aux gardes du Doge. Bousculé par mes pensées, je tourne une ruelle trop tôt. Je pars de suite à gauche pensant retrouver le bon chemin et là je me retrouve face à une impasse. Oh non Venise, que fais-tu ? ! Je sais qu’il serait imprudent que je revienne sur mes pas. J’observe cette impasse, elle est sombre et étroite. Des miaulements se font entendre, sûrement une bonne cachette pour les chats, Venise les protège. Un rayon de lune échappé de la masse nuageuse éclaire une pancarte « impasse de la Speranza. » J’entends au loin les gardes partis à ma recherche. Je n’ai pas le choix. Je ne peux qu’explorer ce lieu au nom prometteur, peut être un signe de ta part, Venise. Après un passage étroit, j’arrive sur un campiello. A gauche, quelques marches mènent à une petite porte qui s’ouvre sur la sacristie de la chapelle San Trovaso, je n’y entre pas, j’ai perdu la foi depuis longtemps devant la cruauté des hommes. Je redescends rapidement les marches, trébuchant sur la dernière. De l’autre côté, une vieille porte où il est sculpté une gondole. Sauvé ! Il s’agit d’un squéro, un atelier de gondoles. Le canal est certainement derrière cette maison. Mon cœur bat la chamade. J’ouvre la porte avec prudence, le charpentier doit être dans ses appartements au-dessus de l’atelier. J’entends du bruit, et je vois une forme humaine secoué par de gros sanglots. Emu, je m’approche de l’homme :

– Qu’as-tu mon ami ? 

Nous échangeons un moment. J’en oublie ma fuite. Le charpentier ne sait plus comment nourrir femme et enfants avec les impôts imposés par le Doge. Soudain prenant conscience du danger que j’encours, il me presse de partir avant l’arrivée des gardes, me proposant sa meilleure barque, son unique bien. Touché par sa générosité, j’ouvre mon coffret et partage avec lui mon trésor. 

  • Ami, tu pourras ainsi espérer vivre sereinement avec ta famille. 
  • Sais-tu Giacomo, murmure Venise, alors que tu ramais avec force vers la Giudecca,  les gardes sont arrivés devant l’impasse Spéranza. Ne te voyant pas, ils se sont assis quelques instants sur les marches. Est-ce l’odeur de l’encens qui venait de San Trovaso ou  cette lumière tranquille qui s’échappait du squero, ils ont pesé sur la balance de la Justice, les méfaits du Doge et les tiens. Nul doute que ceux du Doge étaient plus lourds. Le nom de l’impasse leur a-t-il fait prendre conscience que leur quotidien n’était fait que du désespoir où résonnaient les soupirs de la prison du palais de Doges ? Ils ont rêvé à une vie plus juste et plus équitable, puis ont laissé leur uniforme sur les marches. Ils ont quitté l’impasse vers un avenir meilleur avec en poche quelques pièces d’or perdues lors de ta chute. Quant au charpentier, lui aussi s’est dit qu’il était temps de croire à cette impasse Spéranza,  qu’elle devienne une ouverture sur le canal allant vers l’adriatique ou d’autres  libertés. Et toi Giacomo ? 

– Je suis arrivé à la Guidecca fatigué mais heureux. Je vais pouvoir prendre soin de ma grand-mère, un être qui m’est très cher. En arrimant la barque, j’ai lu le nom que le charpentier lui avait donné, « La Famiglia ». J’ai souri. S’il est  deux vrais appuis pour vivre l’espérance, ce sont l’amitié et la famille. Merci à ton impasse Venise, je ne peux qu’espérer des jours meilleurs !

– Ce qui n’est pas le cas pour le Doge ! murmure Venise.