Emma avait plusieurs vies. Trois exactement, toutes bien distinctes les unes des autres.

L’une était la vie à la maison avec sa famille. Un deux pièces-cuisine, au troisième étage d’un vieil immeuble de la rue Nouvelle à Marseille, dans le quartier des quais. Elle le partageait avec deux frères plus jeunes, une mère qui ne l’avait pas désiré et un père dominateur et violent.

Elle avait aussi une vie de quartier. Elle était, parce que c’était la seule fille du clan, chef d’une bande de minots qui se retrouvaient dans la rue pour vivre l’innocence d’une enfance cabossée. Ils étaient tous enfants de familles immigrées, noirs, arabes, italiens ou marseillais de souche, et ensemble ils se sentaient assez forts pour se moquer des problèmes de la vie et rire de tout.

Puis elle avait sa vie de lycéenne, sa vraie vie.

Dans cette vie-là, les portes de la connaissance s’ouvraient toutes grandes devant elle, tout devenait possible. Cela ne dépendait que d’elle. Là, elle avait le choix, le choix de sa future vie.

Les cours d’histoires-géo l’invitaient à devenir peut-être archéologue ou globe-trotter ou encore ethnologue.

Le français, sa matière préférée, lui offrait les outils pour être un auteur à succès ou raconteuse d’histoires.

Les langues lui ouvraient un monde plus vaste, bien au-delà de sa rue, à d’autres cultures, tout comme les cours de musique.

Les sciences lui montraient la complexité des espèces vivantes, elle serait peut-être botaniste, comme le grand Vavilov.

Dans cette vie-là, elle oubliait tout le reste, si compliqué, si dur, si incompréhensible.

Dans cette vie-là, elle respirait mieux. C’était son issue de secours, et elle le savait au fond d’elle.

Emma allait ainsi, comme une funambule sur le fil de l’existence, avec la grâce de l’enfance, en veillant à ne pas chuter. Elle avait de grands yeux bleus qui observaient le monde. Elle parlait peu, avait un tas d’histoires dans sa tête et aussi un cœur gros, plein d’amour et de chagrins. Elle ressentait déjà l’éphémère des choses.

Emma avait douze ans.

Un soir, à la table familiale, sa mère lui avait dit que son père n’avait plus de travail et qu’elle devait aider la famille. L’école ne remplissant pas les ventres, elle devait aller travailler à l’usine.

Emma avait ouvert grand les yeux et avait bloqué sa respiration pour empêcher une vague violente venue du fond de son ventre la submerger.

La petite Emma, si forte, avait vu s’entrechoquer les univers qu’elle s’était créés pour arriver coûte que coûte à vivre. Tout à coup elle s’était sentie perdue, effrayée et n’avait pu retenir plus longtemps la vague.

Au matin, sa mère lui avait remis une lettre de recommandation pour l’usine et lui avait caressé la tête. Emma ne pensait plus. Emma avait mal dormi. Emma avait mal, au corps et au cœur.

Elle avait pris la lettre et son cartable, et avait quitté la maison.

Dans la rue, le Mistral était entré dans tout son corps avec violence, l’avait secoué et animé à nouveau. Dans sa tête, tout s’était emmêlé dans une anarchie invraisemblable et insoutenable.

Alors, elle était allée tout droit, d’un pas déterminé vers la jetée, avec un besoin irrépressible de voir la mer, de voir loin. Elle s’était assise sur les gros blocs de pierre et était restée là longtemps, très longtemps, face à l’horizon agité. Puis elle s’était levée, avait ouvert grand les bras et s’était laissée prendre par une rafale de vent, comme une sterne elle avait volé quelques secondes au-dessus des flots avant qu’une vague ne l’emporte pour toujours.