COMMENT NE PAS FAIRE DE LA GOURMANDISE TOUT UN FROMAGE !

Il était une fois un petit rat nommé Razibus qui vivait dans un pays enchanté où chaque jour, de nouveaux fromages apparaissaient. Il y en avait pour tous les goûts : des frais, des presque secs et des très secs. Le décor était plutôt rustique et les loisirs peu variés mais Razibus n’aurait quitté ce lieu pour rien au monde. Il en connaissait les moindres recoins, savait identifier le moindre bruit et surtout connaissait toutes les astuces pour accéder aux  réserves de cette nourriture divine. On ne quitte pas un tel paradis volontairement ; on l’exploite aussi longtemps que possible !

Le jeune Razibus ne savait pas que ce paradis pouvait devenir un piège pour celui qui n’y prenait pas garde. Ainsi, au bout de quelques mois, Razibus cessa de grandir et son fort appétit se mua en gourmandise avérée qui le fit grossir régulièrement. Un jour, alors qu’il tentait d’échapper à un gros matou qui lui en voulait, il faillit rester bloqué dans un trou salvateur. Tout essoufflé et encore tremblant de frayeur, il se jura de ne plus se gaver de fromage et de rester raisonnable dans ses menus. Il décida de commencer ce régime le lundi de la semaine suivante.

Le samedi précédent, la journée lui parut très courte bien que ce fût la période de l’été et que le soleil se couchât tard. Le dimanche, il eut l’impression que la pendule accélérait au fur et à mesure que le soleil décrivait sa course dans le ciel. La nuit du dimanche au lundi fut un vrai cauchemar. Durant son sommeil, les fromages lui apparaissaient, gonflaient, éclataient et l’éclaboussaient alors qu’il était suspendu par les pieds, juste au-dessus. Il en sentait les bonnes odeurs  mais ne pouvait même pas se lécher les babines car il était bâillonné, pieds et poings liés.  Des petits vers le chatouillaient sur tout le corps et des miaulements inquiétants bourdonnaient dans ses oreilles. Ce cauchemar finit dans un cri qui le réveilla, tout en sueur et entortillé dans les chiffons qui lui servaient de couchage.

La journée du lundi ne fut pas plus facile. S’étant interdit de manger les fromages, Razibus dut ronger son frein et attendre les heures précises des repas, pour s’autoriser quelques croûtes qui le faisaient saliver abondamment depuis le matin. Son estomac lui en voulait énormément et avant la fin de la journée, Razibus doutait de la pertinence de sa résolution. Se serait-il précipité dans cette aventure masochiste sous l’effet de la frayeur et de son inexpérience ? Il devait bien  y avoir une autre possibilité de diminuer son tour de taille…. Une privation aussi brutale était sûrement néfaste pour sa santé physique et  psychologique …. Et s’il existait un fromage qui ne faisait pas grossir ? Pourquoi souffrir autant quand d’autres rats se goinfrent sans craindre le matou ? … Toutes ces pensées s’agitaient et se cognaient dans sa tête comme des petits démons cherchant à l’étourdir et à lui faire oublier sa terrible décision d’être un rat mince et séduisant. Cette agitation maudite et incessante, ajoutée à la chaleur de l’été, faisait transpirer Razibus : il fondait mais cela le fatiguait beaucoup. Peu avant l’angélus, il faillit craquer et renoncer à être raisonnable. Dans un dernier sursaut où se mêlaient rage et désespoir, il poussa un grand cri lugubre et puissant.

Toute la petite communauté de rats voisine tressaillit. Une jeune ratte, curieuse et audacieuse, proposa d’aller voir ce qu’il se passait. À la vue de Razibus épuisé et plié en deux par ses crampes d’estomac, elle comprit que son voisin avait besoin d’aide et de réconfort. Elle s’approcha doucement de lui, le regarda avec compassion,  frotta ses moustaches contre les siennes et lui lécha affectueusement le museau. Elle  lui chuchota à l’oreille qu’elle l’admirait pour sa farouche résistance à toutes les tentations et qu’elle était prête à l’aider à manger pour vivre et non à vivre pour manger. Et puis, l’heure du repas sonnant, elle lui apporta quelques bouts de bon  fromage et un petit quignon de pain qu’elle lui donna doucement et délicatement afin qu’il puisse en apprécier toutes les saveurs avant de l’avaler. Razibus comprit alors qu’il pouvait apprécier la nourriture sans en abuser et  sans se remplir l’estomac à outrance. Ses efforts furent vite récompensés : avec l’aide et toute l’attention de sa jolie voisine il devint un rat svelte et séduisant. Et ils eurent beaucoup  de petits ratons à qui ils firent apprécier les bons fromages.