AMOUREUX ?

Sur cette vieille photo jaunie, je ne dois pas avoir plus de quatre ans. Je suis au milieu d’un groupe de trois fillettes, rencontrées sûrement par hasard dans un jardin public par un après-midi ensoleillé. La fillette à ma droite, vêtue d’une robe trop petite pour elle, est coiffée d’une façon comique avec une espèce de bouclette anglaise en forme de banane sur le sommet du crâne. Cela lui donne un air rigolo, tout comme le seau de plage qu’elle porte des deux mains devant elle, alors que nous sommes assez loin de la mer. La fillette au bout du groupe, à gauche, vêtue également d’une petite robe, porte sur la tête des nattes agrémentées de deux minuscules chignons soigneusement composés qui lui font un peu une mine de petit chat curieux, car elle regarde le photographe d’un air étonné, en ouvrant de grands yeux.

Mais c’est de ma voisine de gauche dont il va s’agir : elle a ses cheveux bruns un peu fous rassemblés en une ébauche de queue de cheval et serrés par un large ruban noué en ganse. Elle serre devant sa bouche un doudou en peluche foncée qui lui cache le menton et les lèvres. Et elle est habillée d’un vêtement disparu depuis longtemps des trousseaux enfantins et que l’on appelait alors « barboteuse ». Cette barboteuse, qui semble tricotée, montre de courtes manches pour le haut, mais laisse à la fillette ses jambes potelées entièrement nues avec de petites sandalettes blanches aux pieds. Elle aussi regarde le photographe comme les deux autres filles.

Par contre, en ce qui me concerne, je me fiche comme d’une guigne de l’objectif, et j’ouvre de grands yeux vers ma voisine de gauche que je frôle du coude. Ce regard ne trompe pas, ma parole ! Je suis amoureux.

Je ne me souviens absolument pas si nous avons échangé ne serait-ce qu’un mot. Je n’étais pas timide étant petit, pourtant, si à ce moment-là je lui avais demandé « Dis, comment on sait qu’on est amoureux ? » Que m’aurait-elle répondu ?

Cela restera à jamais un mystère, mais mon regard pour elle, enregistré sur la pellicule, ne laisse planer aucun doute sur mon ressenti.

Oh ! Je sais bien ce qui avait provoqué en moi ce sentiment : c’est la tenue de la fillette. J’ai toujours été attiré par les jambes des femmes, et en particulier par leurs cuisses, si tant est qu’elles en laissent apercevoir un tant soit peu. Alors, cette partie de son anatomie, que ma voisine exposait, avait certainement activé en moi ce trait de ma personnalité.

Tiens, je sais bien ce qu’elle aurait répondu à ma question : « Je sais pas, je sais pas… Dis, tu aimes bien ma barboteuse ? »

Ah ! L’éternel féminin !