C’était environ deux heures après minuit, une nuit noire où une brume épaisse enveloppait le port et ouatait tous les réverbères.
J’errais de tavernes en caves comme un rat des quais cherche refuge. Ma vie n’avait plus de sens et sombrait lentement dans un néant aussi profond et sombre que cette nuit.
Ce jour avait décidé de ma disgrâce. Avant le matin je serais mort.
Je cognai à la porte du « Port de la Lune » par instinct de survie sans doute. J’y avais connu un temps la prospérité de mes affaires, la reconnaissance de ma grandeur, des amours éphémères et des amitiés que je croyais indéfectibles. J’avais construit ma puissance sur du sable mouvant, défiant les risques et la peur de perdre.
Mais je venais de tout perdre…
Tanios m’ouvrit la porte de bois, et me salua avec déférence, courbant son corps tout en marmonnant « soyez le bienvenue Monsieur xxxx ! »
De la musique au fond du patio attira ma désespérance. L’air sentait le musc et le jasmin. Des portes-flammes éclairaient la cour. Des canapés couverts de velours accueillaient les convives où leur étaient servis thé à la menthe, vin doux et corbeilles de fruits.
Je m’allongeai sur l’un d’eux quand elle sortit de derrière un paravent de feuillage exotique.
Les voiles de sa robe autour de son corps mouvant lui donnait l’apparence d’un papillon. Une mélopée d’une extrême beauté s’échappa de ses lèvres rouge sang. Son corps ondulait sur sa voix qui s’envolait dans l’espace et envoûtait l’assistance. Je plongeai dans cet entre-deux du temps, un espace de calme, de paix, où tout paraissait possible. J’oubliai tout de ce dernier jour passé.
La voix se tut et elle disparut.
Les conversations reprirent et brisèrent en moi ce moment de bonheur à peine frôlé. Je demandai au serveur d’inviter à ma table la créature qui m’avait charmé de son chant. Elle se présenta devant moi de longues minutes après. Elle s’assit à mes pieds et nous servit avec grâce un verre de vin. Les yeux baissés elle me demanda :
– Que cherches-tu ?
– Je cherche à esquiver la légion de fantômes à mes trousses que je me suis créée.
Elle répondit :
– Il y a des fuites qui sauvent la vie et d’autres qui la coûtent, comme la fuite devant soi-même.
– Ma vie n’a plus de sens, dis-je. J’ai tout perdu en un jour, le néant m’attend.
– Le sens, c’est comme le temps : il en vient à chaque instant un nouveau. Et la vie n’a pas de sens : ni de sens interdit, ni de sens obligatoire. Si elle n’a pas de sens, c’est qu’elle va dans tous les sens et déborde de sens. La vie fait mal aussi longtemps qu’on veut lui imposer un sens. Si elle n’a pas de sens, c’est qu’elle Est le sens.
Je pris son visage dans ma main, pour voir ses yeux, et lui dis :
– Qui es-tu ?
– Je suis celle qui s’est engagée à ne perdre des yeux sur cette terre ni le rivage de la détresse ni celui de la délivrance. Je vais en équilibre sur le bord de ma vie, l’honorant chaque jour, persuadée que si mes pas se perdaient dans la brume, je sortirais aussitôt de la beauté du monde.
– Comment retrouver son chemin dans ce sombre dédale ? lui demandai-je.
Elle fixa mon regard, et tout en resservant du vin dans ma coupe me répondit :
– En quittant la peur de t’égarer.
Je la désirai. Je désirai sa puissance apaisante, douce et consolante. Je pris sa main et fermai les yeux, ivre de vin et d’espoir. Sa voix encore me dit :
– Seul celui qui a osé voir l’enfer en lui y découvrira le ciel enfoui. C’est la traversée de la nuit qui permet la montée de l’aube…
Le vent de liberté qui soufflait en ce petit matin sur le quai me vit embarquer sur le premier navire en partance pour des rives lointaines. L’errance allait faire partie de mon chemin le temps de reconquérir ma vie, avec pour seul bagage la voix de cette femme, évaporée au matin, ses quelques mots semblables à des phares au large des côtes qui clignotent dans mes brouillards.
Voici la fin de ma croisade. Je serais encore en cavale ou bien retrouvé mort dans un caniveau si, au milieu de ma nuit, je n’avais frappé à cette porte du « Port de la Lune ».
Je rends, chaque jour, hommage à ce sanctuaire au fond de moi que la vie a édifié et peuplé de tous les messagers qui m’ont inspiré et conduit vers le meilleur de moi-même.
L’essence de la vie a toujours un visage, un son de voix, une odeur, un nom ; le sien est Tempérancia.
Texte et photographies : LN